La biologie de garage, aussi appelée biologie DIY (Do it yourself) ou bio-piratage (de l’anglais, « bio-hacking »)[1], est la pratique de la biologie en dehors des laboratoires institutionnels des universités ou des entreprises. Souvent pratiquée dans des laboratoires communautaires, elle attire tant des biologistes amateurs que des chercheurs expérimentés, qui se rassemblent afin de réaliser des projets aux finalités très diverses (médicales, environnementales, artistiques, etc.).
La biologie de garage est souvent présentée comme le pendant amateur de la biologie de synthèse, un domaine techno-scientifique alliant biologie et ingénierie dans le but de faciliter et standardiser la modification du vivant. L’ambition de la biologie de synthèse est d’en arriver à ce que modifier un circuit génétique soit aussi prévisible que modifier un circuit électronique. L’objectif est de pouvoir facilement réorganiser les fonctions d’un organisme (par exemple la synthèse d’un enzyme), afin que celles-ci répondent à des finalités humaines. Parmi les projets phares réalisés en biologie de synthèse, mentionnons des levures produisant de la vanilline, des microalgues produisant du biocarburant, ou encore des bactéries capables de synthétiser des pigments qui pourraient remplacer l’encre d’imprimante.
En empruntant ses pratiques et ses outils à la biologie de synthèse, la biologie de garage devient accessible même aux personnes possédant peu de moyens ou de formation. Des manipulations génétiques qui pouvaient autrefois nécessiter d’importantes ressources et des équipes de chercheurs chevronnés peuvent maintenant être réalisées dans un appartement pour quelques centaines de dollars, en suivant les instructions de trousses facilement disponibles sur le web.
Science ouverte et participation citoyenne
La biologie de garage partage avec la biologie de synthèse non seulement ses outils, mais aussi son penchant pour l’autonomie individuelle, l’ouverture et la participation. D’un point de vue éthique, ce positionnement comporte certains bienfaits potentiels. En effet, les laboratoires de biologie de garage se font souvent les promoteurs de la science ouverte, c’est-à-dire d’un libre accès aux données et aux publications scientifiques. Ils entretiennent par ailleurs de nombreux réseaux dans lesquels ils invitent leurs membres à partager leurs techniques et leurs expériences. En ce sens, la biologie de garage s’inscrit dans un mouvement favorisant la collaboration, l’accessibilité et l’avancement des connaissances scientifiques.
La biologie de garage est aussi susceptible de participer à la démocratisation des savoirs et des techniques ainsi qu’à la promotion des et de la littératie scientifique de la société civile. En effet, on retrouve dans les laboratoires communautaires une proportion importante de néophytes et de citoyens peu expérimentés. Ces lieux accessibles au public sont donc une occasion de former et d’intéresser les citoyens à des techniques et à des concepts scientifiques. Or, comme nous le soulignions dans un précédent éthique hebdo, la démocratisation des sciences et techniques revêt plusieurs avantages, dont le fait de mieux outiller le public pour comprendre, intervenir et apporter un éclairage aux controverses scientifiques.
Il importe toutefois de mentionner que cet esprit collaboratif peut parfois être compromis par certains impératifs économiques ou idéologiques. Ainsi remarque-t-on une tendance, en particulier chez les biologistes de garage américains, à concevoir leurs pratiques comme une course à l’entrepreneuriat, l’enjeu étant alors d’être le premier à breveter et à commercialiser un produit qui, croit-on, aura un effet révolutionnaire. Cette tendance, souvent teintée de techno-optimisme, ne tient pas toujours suffisamment compte des ramifications sociales ou environnementales des projets concernés.
Enfin, la forte promotion de l’autonomie individuelle des chercheurs, renforcée par la figure du « bio-pirate » (bio-hacker) et par une idéologie libertarienne souvent associée à ce courant, rend généralement les biologistes de garage réticents à l’idée que leurs pratiques soient encadrées de manière contraignante, ce qui soulève certains enjeux en matière de biosécurité.
Des inquiétudes en matière de biosécurité
La biosécurité désigne un ensemble de principes et techniques visant à prévenir, lors de la manipulation d’agents biologiques, les risques liés à leur exposition ou à leur dissémination accidentelle dans l’environnement. Elle se distingue de la biosûreté par le fait qu’elle se rapporte aux risques non intentionnels (comme la fuite d’un agent pathogène) et non, par exemple, à des actes de bioterrorisme. Bien que la biologie de garage ne soit pas sans soulever certains enjeux de biosûreté, nous nous concentrerons ici sur les enjeux de biosécurité, qui concernent de plus près les pratiques des laboratoires communautaires.
L’accessibilité grandissante des techniques de modification du vivant, combinée aux cadres moins contraignants de la biologie de garage et au fait que certaines manipulations puissent être effectuées par des biologistes sans formation, soulève la crainte que des incidents de biosécurité surviennent et aient des conséquences néfastes sur la santé humaine (par exemple, en libérant un nouvel agent pathogène) ou sur l’environnement (par exemple, en introduisant une espèce perturbatrice dans un écosystème). Bien que ces craintes ne soient pas sans fondement, ces risques sont mitigés par certains facteurs.
D’abord, bien que les laboratoires communautaires constituent des espaces moins régulés, les biologistes amateurs ne sont pas exemptés pour autant des cadres législatifs en vigueur. Ils doivent par exemple se conformer à la Loi sur les agents pathogènes humains et les toxines. Ainsi, un chercheur amateur ne peut par exemple se procurer d’agents pathogènes dangereux sans respecter les mêmes conditions qu’un chercheur professionnel.
Ensuite, les biologistes amateurs ne disposent pas du soutien financier et structurel caractéristique des laboratoires institutionnalisés. Or, les projets les plus dangereux, qui impliquent par exemple la modification de virus, nécessitent encore des investissements très importants en termes de temps et d’argent.
Enfin, il importe de mentionner que les laboratoires communautaires ne sont pas entièrement dénués de normes de biosécurité. La majorité d’entre eux adoptent diverses mesures et principes éthiques, bien que ces cadres demeurent généralement volontaires et non contraignants.
En somme, ces facteurs mitigent, mais n’évacuent pas entièrement les enjeux de biosécurité. En effet, les fuites d’agents biologiques des laboratoires sont plus courantes que ce que l’on croit généralement. Bien que l’écrasante majorité semble être sans conséquence grave, une attitude prudente devrait nous inviter à ne pas écarter cette possibilité.
Les bienfaits de la collaboration et du dialogue
Faute de pouvoir surveiller efficacement et étant donné les réticences du milieu, plusieurs États ont opté pour une position d’ouverture et de collaboration avec les laboratoires amateurs. C’est notamment le cas des États-Unis, où le Bureau fédéral d’enquête (FBI) a abandonné son approche de délation pour plutôt chercher à gagner la confiance des communautés de biologistes amateurs et à favoriser la mise en place de partenariats entre les laboratoires communautaires et universitaires. C’est aussi la stratégie adoptée par l’Agence de la santé publique du Canada, qui a par exemple tenu, en 2016, le premier sommet canadien de la biologie de garage, réunissant des biologistes amateurs et professionnels.
Bien que dans le premier cas, la stratégie du FBI puisse être interprétée comme une forme indirecte de surveillance, l’adoption d’espaces de collaboration et de dialogue avec les laboratoires et les communautés de biologistes de garage s’avère un moyen de conserver une part importante de l’autonomie et de l’ouverture souhaitée par ces derniers, tout en mitigeant certains des écueils mentionnés plus haut. En effet, ces collaborations, qui viennent brouiller les frontières entre les laboratoires institutionnalisés et non institutionnalisés, impliquent souvent d’harmoniser les normes et protocoles de recherche en matière de biosécurité. Enfin, la mise en place d’espaces de dialogue entre ces communautés permet de soumettre ces enjeux au débat public, tout en rapprochant ces pratiques d’une conception misant davantage sur la responsabilité collective que sur l’autonomie individuelle des chercheurs amateurs.
[1] Bien que ces termes demeurent largement polysémiques, « biologie de garage » pourrait être considéré plus englobant que « Biohacking », ce dernier terme désignant parfois un courant de biologie de garage davantage imprégné de la culture « hacker » et d’une idéologie libertarienne.