Commission de l'éthique en science et en technologie

Démocratie numérique et technologies civiques

Depuis les années 1990, le mouvement de la démocratie électronique, ou encore de la démocratie numérique, s'est défini par une volonté d’utiliser les technologies numériques afin d’améliorer la démocratie et ses institutions. Les technologies citoyennes, ou « civic tech », sont au cœur de ce mouvement. Elles peuvent être conçues comme des « technologies en ligne portées par des acteurs publics et privés permettant aux citoyens de s’engager pour contribuer aux décisions publiques ». Il en existe de nombreux usages, par exemple :

Toutefois, les notions de démocratie électronique et de technologie civique ont des contours flous, voire contestés. Certains soutiennent par exemple que la deuxième est moins englobante que la première : alors que la démocratie numérique comprend le recours à des technologies visant à rendre les partis politiques et les gouvernements plus efficaces dans leurs communications, les technologies civiques à proprement parler ne concernent que celles qui augmentent les capacités des citoyens à participer aux débats et aux prises de décisions politiques. Il peut néanmoins être tentant d’y inclure des outils numériques visant à « consulter » la population sans nécessairement promouvoir une participation politique active.

Certains outils, issus du marketing et des relations publiques, comme l’écoute sociale et l’analyse de sentiments, peuvent aider les partis et les gouvernements à prendre le pouls de la population. Celles-ci consistent à collecter des données numériques généralement trop volumineuses pour être analysées directement par des humains (des mégadonnées), comme des commentaires sur les réseaux sociaux, afin de tracer un portrait des opinions et attitudes adoptées au sein d’une population. Si ces techniques sont utiles aux partis et aux administrations publiques, elles ne sont pas pour autant porteuses d’une vision active et engagée de la citoyenneté. L’écoute sociale consiste à capter l’opinion du public sur les réseaux sociaux sans nécessairement engager un dialogue avec celui-ci. Elle peut ainsi renforcer une vision passive de la citoyenneté, où le citoyen est perçu davantage comme un objet d’analyse que comme un acteur du processus décisionnel.

Cette vision passive de la citoyenneté est un angle mort de plusieurs discours techno-optimistes envisageant le futur de la démocratie électronique. Prenons l’exemple d’AI Steve, un robot conversationnel qui s’est présenté aux élections de 2024 au Royaume-Uni. Celui-ci développe son programme politique à partir de l’analyse des données conversationnelles qu’il collecte en échangeant avec ses constituants (un humain s’est présenté aux élections au nom d’AI Steve en assurant qu’il n’était que la marionnette du robot). Cela implique un certain niveau de participation citoyenne (communiquer ses préférences politiques à un candidat), mais l’influence qu’exerce alors l’électorat se fait plus par le biais de contributions isolées à l’entraînement d’un robot conversationnel que par le dialogue et la négociation entre des humains. C’est également ce qu’implique la proposition, plus radicale (et futuriste), de mettre en place un parlement virtuel de « jumeaux numériques » constitué des doubles virtuels des personnes réelles établis à partir des données numériques produites par ces personnes. Cette « démocratie augmentée », imaginée par César Hidalgo, permettrait aux personnes de s’exprimer sur l’ensemble des décisions politiques via leur jumeau numérique. Certes, le but affirmé de cette proposition est de réaliser une forme de démocratie directe, donc fortement participative. Mais, ici aussi, l’entrainement d’une machine (le double numérique de chacun) se substitue à la prise de parole en public par des humains en chair et en os. Pour les critiques, cette substitution accorderait un trop grand pouvoir d’influence aux développeurs d’algorithmes.

Démocratie délibérative : participation active et intelligence collective

Cette vision de la participation, active et centrée sur le dialogue, est au cœur des théories de la démocratie délibérative. Celles-ci ont émergé en partie en réponse à des conceptions de la démocratie limitant le rôle des citoyens et citoyennes ordinaires au choix de leurs représentants une fois tous les quatre ou cinq ans. Leur vision plus ambitieuse de la participation citoyenne s’appuie sur l’idée d’ « intelligence collective » ou de « sagesse collective » voulant que les humains soient plus intelligents en groupe que lorsqu’ils travaillent isolément. La délibération en groupe permettrait à chaque membre de considérer plusieurs perspectives qui seraient autrement ignorées. Certaines études empiriques sur la délibération (on trouve d’excellentes synthèses ici et ici) soutiennent ainsi que la délibération en groupe peut contribuer à corriger des croyances individuelles fondées sur de mauvaises informations, à désamorcer certains biais, à mitiger les effets de la polarisation et à contrer des discours populistes.

En raison de leur horizontalité et de leur accessibilité, les réseaux sociaux ont été vus, dès leur arrivée au tournant des années 2010, comme des espaces de participation citoyenne susceptibles de nourrir une telle intelligence collective. Or, les effets bénéfiques de la délibération sont difficiles à obtenir à l’échelle sociétale, voire globale, à laquelle ces réseaux opèrent. Les expériences délibératives réussies sont fort souvent menées en petits groupes et dans des conditions contrôlées: une modération active encadre les échanges et des informations de qualité sous fournies aux participants. Dans l’espace numérique contemporain, en grande partie façonné par un petit nombre d’entreprises privées dont le modèle d’affaires repose sur la monétisation de l’attention des utilisateurs, ces conditions favorables sont souvent absentes. La mésinformation et l’intimidation y prolifèrent, renforcées par des algorithmes qui favorisent l’engagement au détriment de la véracité et du civisme. On peut également penser que ces plateformes, en favorisant les bulles de filtres et les chambres d’écho qui enferment les utilisateurs dans des cercles de pensée homogènes, contribuent à exacerber la polarisation et à renforcer les clivages existants.

L’apport de l’IA à la démocratie délibérative de masse en ligne

Face à ces défis, certains politologues ont soutenu que l’IA pourrait contribuer à développer des espaces numériques plus hospitaliers à la délibération porteuse d’intelligence collective et susceptibles de nourrir une réelle participation civique de masse. Parmi les pistes d’action qu’ils explorent, on retrouve notamment :

  • La modération intelligente : Des algorithmes ou agents conversationnels peuvent réaliser des tâches, laborieuses, de modération des échanges en identifiant les discours haineux, la désinformation et les comportements toxiques qui minent la base des discussions constructives.
  • La visualisation des données : L’IA peut contribuer à rendre accessible des ensembles de données complexes et volumineux, difficilement compréhensibles pour les profanes, en aidant à créer des représentations graphiques de données brutes. La plateforme de consultation en ligne Pol.is utilise notamment cette technique pour rendre une information de qualité disponible aux participants et pour les aider à visualiser les positions structurant un débat de même que les zones de consensus.

Quelques défis de taille

Malgré ces pistes optimistes, plusieurs défis demeurent. L’IA, en raison d’une méfiance généralisée, peut avoir un effet dissuasif sur la participation citoyenne lorsqu’utilisée sur des plateformes de consultation en ligne. De plus, la fracture numérique continue de limiter l’accès de certaines personnes aux outils de participation en ligne, ce qui rend impératif le maintien de canaux analogues de participation citoyenne. Enfin, les petits États ont une faible capacité de gouvernance numérique. Aujourd’hui, les espaces de discussion en ligne sont majoritairement contrôlés par des entreprises privées, souvent étrangères, dont les intérêts économiques ne coïncident pas nécessairement avec l’objectif de promouvoir la participation citoyenne. Le Québec fait ainsi face au défi colossal d’affirmer sa souveraineté numérique en substituant ces espaces numériques étrangers par des initiatives locales, publiques ou privées, qu’il peut plus facilement réguler.

 

Date de mise en ligne : 10 avril 2025

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