Un récent Éthique hebdo présentait différentes définitions et interprétations du principe de précaution. Dans ce texte, nous vous proposons d’en apprendre plus sur le recours au principe de précaution par les tribunaux dans le contexte de litiges environnementaux. Étant donné la multitude de définitions données à ce principe, son applicabilité est souvent limitée dans les recours juridiques. Le degré d’incertitude scientifique acceptable et les preuves des dommages possibles justifiant l’appel au principe de précaution ne sont pas clairement énoncés dans ces définitions. Bref, dans le monde juridique, le principe de précaution est souvent considéré comme trop vague ou trop subjectif.
Toutefois, des jurisprudences nationales et internationales commencent à se former à partir de ce principe. Jusqu’à maintenant, peu de jugements ont affirmé que le principe de précaution est une règle du droit international et donc applicable directement aux litiges nationaux, quoique certaines affaires démontrent la possibilité de son application. Par exemple, en Inde, dans l’affaire Vellore Citizens Welfare Forum c. Union of India, la Cour suprême du pays a statué que le principe de précaution se retrouvait dans le droit international coutumier, c’est-à-dire qu’il avait une force obligatoire en matière de droit national. Dans ce recours, un groupe de citoyens pétitionnait contre la pollution causée par le rejet d’eaux usées des tanneries et autres industries de l’État du Tamil Nadu. Finalement, la Cour suprême a donné raison au groupe de citoyens et a statué que les tanneries devaient être fermées afin de mettre en place des dispositifs antipollution.
Au Canada, l’application du principe de précaution dans les litiges concernant la protection de l’environnement peut être fondée de manière indirecte sur le droit international. C’est-à-dire que le principe de précaution peut aider à interpréter une loi, même s’il ne s’y retrouve pas de manière textuelle. C’est le cas dans l’affaire Canada Ltée (Spraytech) c. Hudson (Ville). Une entreprise d’aménagement paysager et d’entretien des pelouses tentait alors de faire invalider un règlement municipal qui limitait l’utilisation de pesticides sur son territoire. Dans sa décision, la Cour a affirmé que ce règlement était valide puisqu’il respectait « le principe de précaution du droit international ».
Afin d’arriver à cette conclusion, la juge L'Heureux-Dubé s’est servie de la jurisprudence canadienne. En effet, dans le jugement de Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), il avait déjà été affirmé que « [l]es valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne peuvent [. . .] être prises en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois et en matière de contrôle judiciaire ». La juge a aussi utilisé le principe de subsidiarité afin de guider sa décision. Selon ce principe, le niveau de gouvernement le mieux placé pour mettre en œuvre des législations est celui qui est le plus apte à le faire sur le plan de l’efficacité et sur le plan de la proximité avec les citoyens touchés. Ici, le pouvoir municipal s’avère le plus apte à adopter ce genre de législation environnementale. Les principes de droit international, dans ce cas-ci le principe de précaution, peuvent donc être pris en considération lorsqu’ils permettent d’interpréter le droit national.
Depuis, l’affaire Spraytech n’a pas souvent été utilisée avec succès afin d’obliger les décideurs à tenir compte du principe de précaution, mais une certaine jurisprudence montre qu’il peut être mis à profit s’il est intégré, ne serait-ce qu’en partie, dans les lois. Ainsi, dans une décision concernant l’utilisation d’un pesticide, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a contraint l’Environmental Appeal Board (EAB) de la province à prendre en compte le principe de précaution en citant l’affaire Spraytech :
Ainsi, conformément à Spraytech, le principe de précaution, tel qu'énoncé dans cette décision, devrait contribuer à éclairer le processus d'interprétation législative et de contrôle judiciaire. Dans les circonstances de l'espèce, l'application du principe de précaution favoriserait une interprétation qui permettrait à [l’EAB] d'examiner les preuves de toxicité au-delà de celles qui se limitent aux préoccupations propres au site et à l'application.
La Cour suprême s’est basée sur une section du Pesticide Control Act, qui affirme qu’un permis d’utilisation de pesticide ne doit pas être accordé si ce pesticide peut potentiellement causer un « effet nocif déraisonnable ». L’EAB avait tout d’abord rejeté l’argument selon lequel son évaluation devait être poussée plus loin sur la base du principe de précaution.
Toutefois, cette décision était exceptionnelle, puisque l’EAB a par la suite refusé de prendre en compte le principe de précaution dans d’autres affaires. En effet, dans une décision à propos de l’octroi de permis d’utilisation des eaux, L’EAB a rejeté un argument selon lequel le principe de précaution devait être pris en compte. Selon l’EAB, les décisions qui concernent les permis d’utilisation des eaux n’impliquent pas l’étude des « effets nocifs déraisonnables », comme dans le cas des pesticides. De plus, dans sa décision, l’EAB a affirmé qu’en l’absence de directives légales claires quant à l’application du principe de précaution, il est difficile de décider quelle définition du principe appliquer. Les juges sont donc parfois appelés à interpréter la science et à mobiliser le principe de précaution, mais seulement dans les limites des lois en place. Alors que les lois en place en Colombie-Britannique permettaient l’application du principe de précaution dans le cas des pesticides, les lois qui concernent les eaux usées ne permettent pas ce genre d’interprétation.
Le principe de précaution peut être appliqué en tant que principe de droit interne ou national. D’une part, le principe de précaution se retrouve de différentes façons dans les lois fédérales, comme dans le préambule de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement. Toutefois, le principe de précaution fournit peu de conseils en matière de décision judiciaire et il est parfois vu comme un principe relevant du « bon sens ». C’est pourquoi certains tribunaux restent réticents à l’appliquer ou, du moins, le minimisent afin de limiter sa pertinence et son poids interprétatif.
D’autre part, certaines provinces possèdent des lois qui utilisent de manière explicite le principe de précaution. Au Québec, il existe des références à ce principe dans la Loi sur la qualité de l’environnement, plus spécifiquement dans les articles 31.76 et 31.102, qui traitent tous les deux de l’utilisation de l’eau en sol québécois. Ce principe est aussi présenté comme un principe général à adopter et à suivre dans la Loi sur le développement durable :
Lorsqu’il y a un risque de dommage grave ou irréversible, l’absence de certitude scientifique complète ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir une dégradation de l’environnement.
D’ailleurs, la place qu’occupe le principe de précaution dans la Loi sur le développement durable a été soulignée dans l’affaire Wallot c. Québec (Ville de). Dans son jugement, le juge François Huot a affirmé que :
L'adoption récente de la Loi sur le développement durable et de la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection démontre bien que la protection de l'environnement et la volonté d'assurer aux citoyens du Québec une vie saine représentent une préoccupation sociale réelle et urgente pour la Législature provinciale. […] Il est intéressant de noter que dans sa Loi sur le développement durable, le législateur québécois reconnaît l'obligation de prendre en considération, dans ses différentes actions, les principes de "subsidiarité", "prévention" et "précaution".
En conclusion, il est possible de faire appel au principe de précaution afin de protéger l’environnement en Cour, mais des lois sur la protection de l’environnement doivent en faire mention et doivent baliser l’interprétation à donner à ce principe afin qu’il soit reconnu par les juges. Toutefois, au-delà des définitions, il est possible de se demander si les juges sont suffisamment outillés pour évaluer le degré d’incertitude des risques environnementaux et s’ils ont la légitimité de statuer sur la bonne interprétation à donner au principe de précaution. Cette situation soulève des enjeux de rigueur scientifique, de responsabilité et de prudence.
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