C’est aujourd’hui (le 15 octobre 2019) la date limite pour soumettre un avis d’intention dans le cadre de ce programme. Pour l’occasion, on se demande : pourquoi (et comment) favoriser l’inclusion citoyenne dans la production de connaissances scientifiques?
Différents modèles d’intégration du public dans la démarche scientifique
L’expression « sciences citoyennes » réfère à plusieurs choses. Dans un article consacré aux différents rôles que peut jouer le public dans l’évaluation de programme, Valéry Ridde identifie trois grands modèles de sciences citoyennes. Le modèle pluraliste vise à inclure les citoyens pour assurer qu’une grande diversité de points de vue soient représentés. Le modèle pratique vise, comme son nom l’indique, à résoudre des problèmes particuliers, et accorde aux citoyens un plus grand rôle décisionnel. Enfin, l’évaluation émancipatrice « cherche à faire en sorte que le processus évaluatif favorise l’accroissement du pouvoir d’agir (empowerment) des parties prenantes, dans une perspective de justice sociale. » (Ridde, « Suggestions d’améliorations d’un cadre conceptuel de l’évaluation participative », p. 6). Les sciences citoyennes peuvent donc prendre plusieurs visages, tout dépendant des objectifs visés et du type de participation souhaité.
La science au service du public
La première raison pouvant motiver l’inclusion des citoyens dans la production de connaissances scientifiques est que la science devrait servir le public. Un bon moyen de s’assurer que la science soit pertinente pour le public est que ce dernier soit partie prenante de la démarche, et en particulier de l’identification des problèmes à étudier. De cette manière, les citoyens pourront identifier les recherches qui ne bénéficient pas à la société et y mettre un frein.
Par contre, un problème évident avec cette suggestion est qu’historiquement, de nombreuses recherches scientifiques utiles ont été faites dans une toute autre optique que de bénéficier aux sociétés. Par exemple, les recherches sur les rayons ou sur la radioactivité ont été essentielles au développement de la médecine moderne, bien qu’initialement, les physiciens ayant mené ces recherches n’avaient pas l’intention de contribuer à la médecine. Donc, bien qu’il importe de mener des recherches dont le but avéré est d’améliorer les conditions de vie des citoyens, il peut aussi être utile de mener des recherches scientifiques sans objectif social préalable.
L’impact social et politique de la science
Une autre raison pouvant motiver la participation citoyenne dans la production de connaissances scientifiques est que le public peut s’assurer qu’il n’est pas utilisé à tort par les institutions scientifiques. Prenons un exemple bien documenté, soit l’étude de Tuskegee sur la syphilis. Pendant 40 ans (1932-1972), des scientifiques américains blancs ont mené une étude sur les effets de la syphilis sur des populations humaines lorsqu’elle n’est pas traitée. Pour mener leur étude, les scientifiques ont enrôlé 600 sujets afro-américains des classes populaires. Environ 400 d’entre eux souffraient déjà de la syphilis, mais le reste d’entre eux (environ 200 sujets) étaient en bonne santé. Les scientifiques ont non seulement infecté 200 sujets en santé pour les fins de l’étude à leur insu, mais ne les ont pas informés des risques de l’étude et ont menti quant à la durée de l’étude (officiellement, l’étude devait seulement durer 6 mois).
En plus des torts causés aux participants de l’étude, ce genre de cas a des effets profonds et durables sur la relation entre le public et la science. Des groupes sociaux se sentent exclus de la science, développent une méfiance à son égard et peuvent y voir une institution dangereuse. C’est pourquoi plusieurs philosophes pensent qu’il faut inclure les citoyens de tous les groupes sociodémographiques dans les étapes de la production scientifique. Pour reprendre l’exemple de Tuskegee, si des citoyens afro-américains des classes pauvres avaient participé au protocole d’enquête, il y a fort à parier que ce drame aurait été évité. L’étude aurait été bloquée ou amendée dès le départ. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les comités d’éthique de la recherche, dont le mandat est d’approuver ou de refuser des projets de recherche scientifique, comptent souvent des représentants du public.
D’autres philosophes pensent qu’on peut éviter ce genre d’événements en diversifiant la communauté scientifique. Plutôt que d’inclure des citoyens dans la production des connaissances scientifiques, il suffirait que les scientifiques reflètent la diversité de nos sociétés, qu’elles en soient un « miroir ». Dans l’étude de Tuskegee, le drame aurait aussi pu être évité si des scientifiques afro-américains provenant des classes populaires avaient participé au protocole d’enquête.
Un mécanisme pour contrer les biais dans la recherche scientifique
Une autre raison pouvant motiver la participation citoyenne dans la production de connaissances scientifiques est que ces derniers peuvent identifier et atténuer les biais observés dans les communautés scientifiques. On observe beaucoup d’homogénéité dans les postes scientifiques stratégiques. Les hommes blancs occidentaux sont surreprésentés quant à l’obtention de chaires, dans les postes de directeurs de revues scientifiques prestigieuses, sur les comités de financement à la recherche, et ainsi de suite. Cette surreprésentation de certains groupes sociaux a des effets notables sur la production de connaissances scientifiques. Commentant les biais dans les processus d’évaluation par les pairs, Samir Hachani écrit : “Une autre forme de préjugé a été rendue visible quand deux chercheuses reçurent une expertise de la revue scientifique PLOS ONE qui leur demandait d’inclure un ou deux biologistes masculins afin d’éviter des « extrapolations qui s’éloigneraient un peu trop des évidences empiriques vers des hypothèses idéologiquement biaisées » (Cochran, 2015). (…) cette manière d’agir semble conditionner la scientificité de cette soumission à la présence d’un ou deux biologistes de sexe masculin afin d’éviter des « hypothèses idéologiquement biaisées »” (Samir Hachani, Les pratiques d’évaluation par les pair-e-s : pas de neutralité, p. 101).
Dans la citation ci-dessus, le problème est le suivant : on laisse entendre que l’on peut dé-biaiser l’étude en mentionnant les travaux de chercheurs masculins. Mais pourquoi penser que les résultats scientifiques obtenus par des hommes sont moins biaisés que les autres?
Une science à laquelle le public participe activement peut aider les scientifiques à identifier leurs propres biais et les angles morts dans leurs réflexions (s’ils acceptent d’être évalués et critiqués par le public). Florence Piron, professeure à l’Université Laval, adhère aux principes d’une science citoyenne et fait le lien entre le rôle de la critique en science et l’inclusion des citoyens dans la démarche scientifique. Dans une entrevue au journal Le Devoir, elle affirme : “Les gens qui passent par ces expériences [de la science citoyenne] ont ensuite une compréhension plus riche de la science, de ses limites et de ses possibilités. (…) Ceux qui ont une définition institutionnelle vont dire que la science, c’est uniquement ce qui est publié dans les grandes revues scientifiques évaluées par les pairs. Il y en a d’autres [pour qui] la science, c’est de la connaissance qu’on construit ensemble. Cela veut dire que les chercheurs doivent accepter d’être plus vulnérables, de se faire demander de rendre des comptes, d’être critiqués” (Florence Piron, 5 octobre 2013).
Cependant, cet argument présuppose que les citoyens participant à la démarche scientifique reflèteront la diversité de nos sociétés. Certaines études suggèrent plutôt que les citoyens qui participent aux sciences citoyennes tendent à être des hommes blancs éduqués. Conformément à ce qui précède, la diversité des personnes représentées devra donc être prise en compte dans l’élaboration des sciences participatives. De plus, on peut se demander s’il faut nécessairement inclure le public dans la démarche scientifique pour atteindre cet objectif. Pourquoi ne pas simplement diversifier la communauté scientifique de l’intérieur (en faisant en sorte que tous les profils sociodémographiques soient représentés au sein des institutions scientifiques)? Cela nous permettrait tout autant d’atteindre l’objectif critique consistant à limiter ou à contrebalancer les biais dans la recherche scientifique. Cette question demeure débattue.
L’intelligence collective citoyenne
Une dernière raison souvent citée en faveur d’une science citoyenne est qu’elle permettrait de tirer profit de l’intelligence collective des sociétés. En effet, certains citoyens disposent de connaissances spécifiques (des expériences de terrain, des savoirs traditionnels, des modes de raisonnements adaptés à des contextes particuliers, etc.) pouvant facilement échapper à l’expertise scientifique standard. Ces expertises particulières peuvent être un bon complément aux connaissances scientifiques. C’est ce que pensent les théoriciens de la troisième vague scientifique comme H. M. Collins et Robert Evans.
À titre d’illustration emblématique, les auteurs citent une étude de Brian Wynne sur l’expertise des fermiers de moutons du nord de l’Angleterre. Ces derniers ont subi, vers la fin des années 1980, les effets d’un moratoire sur l’abattage de moutons. Des analyses scientifiques suggéraient alors que leurs pâturages étaient contaminés par des précipitations radioactives en provenance de Tchernobyl. Des scientifiques ont aussi été dépêchés sur place afin de prêter conseil aux fermiers touchés par le moratoire. Non seulement les fermiers étaient en désaccord avec les conclusions et les conseils offerts par les scientifiques, mais ils ont identifié des lacunes importantes dans leurs protocoles expérimentaux. Les tests menés par les scientifiques n’étaient pas adaptés au contexte local. Les fermiers ont finalement suggéré que la radioactivité était causée par l’usine de traitement de combustibles nucléaires de Windscale-Sellafield, située à proximité de leurs terres. Pourtant, les scientifiques n’ont pas revu leurs méthodes et n’ont pas tiré profit de l’expertise des fermiers locaux.
Commentant cet épisode, Collins et Evans écrivent : “Les fermiers [du comté de Cumbria en Angleterre] avaient beaucoup de connaissances quant aux méthodes appropriées pour minimiser la contamination des moutons (et des plaines). Depuis la construction de l’usine de Windscale-Sellafield après la seconde guerre mondiale, ces fermiers avaient une longue expérience de l’écologie des moutons élevés dans un environnement faiblement radioactif (…). Si les scientifiques et les fermiers avaient travaillé ensemble, l’expertise des scientifiques n’auraient pas été remplacée par celle des fermiers; elle se serait ajoutée à celle des fermiers” (Collins et Evans, “The Third Wave of Science Studies”, pp. 255-6, traduction libre).
Des obstacles pour la science publique?
Certains philosophes sont toutefois moins enthousiastes quant à l’inclusion du public dans la démarche scientifique. Que faire, par exemple, lorsque les citoyens sont insensibles aux raisons et aux données probantes accumulées par la recherche scientifique?
Dans un article consacré aux questions scientifiques controversées, Andreas Christiansen, Karin Jonch-Clausen et Klemens Kappel discutent des cas où le public est très sceptique à l’égard d’un développement technoscientifique bénéfique, comme le recours aux organismes génétiquement modifiés (OGM) en agriculture. Ils écrivent : “Une approche initialement dominante du scepticisme public à l'égard des progrès scientifiques et technologiques supposait que le problème résidait dans le manque de connaissances du public à propos de la science. Dans le cas des OGM, cette approche semblait initialement plausible : si seulement le public avait de meilleures informations à propos des OGM, il apprécierait les avantages des OGM, et il constaterait l'absence de véritables inconvénients associée à ce développement technologique. (...) Pourtant, dans le cas spécifique des OGM, les études empiriques disponibles ne parviennent pas à établir une corrélation uniforme entre une meilleure connaissance des OGM et des attitudes plus positives à leur égard, et lorsque les études ont établi des corrélations, celles-ci ont été relativement faibles. Certaines études suggèrent même qu'une meilleure connaissance des OGM est corrélée à des attitudes plus sceptiques” (Christiansen et al., “Does Controversial Science Call For Public Participation?”, pp. 28-9, traduction libre).
Dans l’étude de Wynne sur les fermiers de moutons, des scientifiques se montrent insensibles à l’expertise de certains groupes de citoyens. Mais le phénomène inverse est tout à fait possible : des citoyens peuvent être insensibles à l’expertise scientifique. C’est ce qu’on observe dans les études sur les OGM. Si le public n’est pas réceptif aux données empiriques collectées par les scientifiques, on voit mal comment les scientifiques et les citoyens vont arriver à s’entendre et à travailler de concert.
L’épisode des OGM suggère peut-être que la collaboration entre les scientifiques et le public ne sera pas toujours concluante. Malgré tout, on peut se demander si, en général, l’implication des citoyens dans la production de connaissances scientifiques donne de bons résultats. Pour ce faire, il faudra peut-être mesurer le succès de ce nouveau modèle participatif—et qui sait, peut-être que cette étude sera menée par un groupe de recherche citoyen!