Commission de l'éthique en science et en technologie

La délibération éthique en contexte de crises sanitaire, économique et environnementale

19 juin 2020 Pandémie de covid-19, Crise climatique

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Une sagesse populaire suggère qu'il est important de tirer profit des leçons d'une crise et de saisir ce qu'elle a à offrir en circonstance opportune. Cette période offre aux individus l'occasion de réfléchir aux sources des problèmes auxquels ils sont confrontés et de parvenir, potentiellement, à des solutions appropriées et durables. Une crise ne doit pas être envisagée sous l’angle d’un trouble dont les humains doivent de se débarrasser le plus rapidement possible afin de revenir à la « vie d’avant », mais bien avant tout comme une occasion, pour un individu ou un groupe, d’œuvrer à l’amélioration des conditions d’existence et à la redéfinition de son identité et du sens de ses actions.

Nul besoin de rappeler la véritable onde de choc causée par l’ampleur de la crise sanitaire dans laquelle est plongé le monde depuis janvier 2020. La mise en confinement d’une grande partie des sociétés humaines a permis de réduire de manière significative la propagation du virus, et par conséquent, le nombre de décès et la surcharge des systèmes de santé. Toutefois, la « mise sur pause » de plusieurs pans des systèmes économiques, afin de respecter les règles de confinement, a plongé le monde dans ce qui pourrait s’avérer, selon la Banque mondiale, « la plus vaste crise économique depuis 150 ans ». Cette dernière laisse planer des scénarios de crise financière, une dégradation des finances publiques, des taux de chômage élevés et une hausse significative de la pauvreté extrême dans le monde. En plus d’être sur le qui-vive pendant plusieurs mois, prêts à adopter des mesures spéciales dans un contexte d’urgence sanitaire imprévisible, les gouvernements ont dû simultanément fournir des mesures d’aide économique d’urgence tout en menant une réflexion de fond sur leurs plans de relance économique et de levée progressive des mesures de confinements.

Les journaux et les médias sociaux ont partagé un foisonnement d’idées sur « l’après-COVID ». Plusieurs ont souligné que la mise sur pause de l’économie et la crise sanitaire ont créé un contexte propice à réfléchir à une relance économique tentant de résoudre une troisième crise, soit la crise environnementale et climatique à laquelle l’humanité est confrontée depuis des décennies et qui appelle des actions urgentes et concertées des États dans le monde. Des idées ont ainsi émergé autour de l’importance de favoriser une relance économique conciliant la protection de l’environnement et la réduction des émissions de gaz à effets de serre. Les décideurs publics et les sociétés civiles sont ainsi confrontés à un défi de taille, soit celui d’élaborer des plans de relance sur fond d’une triple crise. Pour une partie importante de la population, ce contexte de crises semble se présenter comme une opportunité à saisir afin de favoriser des lieux de dialogue inclusifs dans l'ensemble de la société. Il semble aussi important que la société dans son ensemble puisse bénéficier de l'héritage des meilleures pratiques de la délibération éthique afin de favoriser l’émergence de solutions pouvant répondre aux impératifs des trois crises, et ce, tout en favorisant la cohésion et la solidarité sociale, des valeurs phares en ces temps de crises. La contribution de cet Éthique Hebdo vise à rappeler brièvement les principales caractéristiques de la délibération éthique, son importance en contexte de crise, et sa pertinence spécifique à l’endroit d’enjeux éthiques liés à l’interrelation entre ces crises.

Délibération éthique et interdisciplinarité

Contrairement aux décisions spontanées, la délibération éthique vise une réflexion critique sur les éléments du contexte, les valeurs et les principes agissants au cœur d'une situation problématique (Legault, 1999). Ainsi, une des conditions à la délibération éthique est que les individus prenant part au dialogue soient disposés à transformer leurs opinions initiales et à réévaluer la pondération accordée à certaines valeurs lorsqu’ils constatent « qu’un meilleur argument a été identifié » (Daoust, 2016).

La délibération ne se résume pas en une simple agrégation des préférences ou une recherche du meilleur argument (Gutmann et Thompson, 1990). Elle est avant tout une démarche de coopération visant la co-élaboration de sens sur les faits, les valeurs et les solutions potentielles d’une situation problématique en vue de parvenir à un consensus, et ce même si « des éléments mineurs de désaccord » peuvent persister. La délibération éthique exige la clarification de la situation problématique en vue de parvenir à une compréhension commune des faits et des valeurs conflictuelles qui la constitue. Elle consiste en une démarche transparente visant l’explicitation des critères permettant de favoriser une valeur plutôt qu’une autre ou une interprétation particulière des valeurs en cause, des conséquences probables d’une décision et, enfin, de la résolution des conflits de valeurs. La délibération éthique doit pouvoir ensuite permettre la formulation de recommandations qui pourront orienter l’action des personnes concernées par cette situation. Bien que ces recommandations puissent prioriser certaines valeurs, l’approche dialogique de la délibération veut que les participants cherchent à atténuer les conséquences négatives des décisions sur les valeurs et les groupes non priorisées. La délibération éthique permet de favoriser une démarche d’apprentissage et de responsabilisation collective permettant de générer une « culture commune » (Daoust, 2016).

La délibération éthique mise sur l’importance de l’interdisciplinarité afin d’évaluer les conséquences des plans d’action et la résolution concrète des situations problématiques. Cette approche collective et interdisciplinaire offre l’occasion de se pencher sur des zones d’analyses difficiles, par exemple les interrelations qui existent entre les crises sanitaires, économique et environnementale. La délibération éthique est d’autant plus pertinente dans un contexte où les connaissances tirées des différentes disciplines scientifiques (incluant les sciences sociales) et des connaissances des experts demeurent limitées pour pouvoir répondre à elles seules à la résolution de la complexité des enjeux éthiques. Des délibérations éthiques interdisciplinaires, voire transdisciplinaires, sont alors utiles afin d’assurer des actions concertées et responsables à partir de connaissances fiables et d’analyses rigoureuses. Cet éclairage multidimensionnel permet de relever les éléments contextuels créant les trois crises et de mieux saisir leur complexité. Voici un aperçu d’enjeux éthiques issus de l’interrelation entre les crises sanitaires, économiques et environnementales.

Activités économiques et protection des plus vulnérables

Les mesures de confinement ont mis en lumière l’interrelation étroite entre les conditions sanitaires et l’économie. D’un côté, la situation sanitaire a mis à l’épreuve la capacité de notre système économique à pouvoir fournir en temps utile le matériel permettent d’assurer la protection des employés des secteurs essentiels. Les États du monde ont été confrontés à une importante pénurie mondiale du matériel de protection et de l’équipement médical. De plus, nous avons pu constater que les mesures visant à répondre à l’urgence sanitaire pouvaient causer des torts significatifs à l’économie. À l’ère où les critiques abondent quant à la dépendance alléguée du politique à l’endroit de l’économie, les décisions de confinement des gouvernements ont permis de rappeler la capacité du politique à prioriser la bienfaisance, qui s’est notamment traduite par des mesures d’aide financière pour supporter la population tout en continuant de la protéger plutôt que de sur des considérations purement « économistes ». Des études montrent que les mesures de confinement ont effectivement permis de prévenir des millions de morts à travers le monde. Toutefois, le revenu de travail est un déterminant important de la santé des individus. Et ce, d’autant plus que les torts liés aux pertes d’emplois peuvent affecter les personnes marginalisées et en situation de vulnérabilité et ainsi contribuer à l’accentuation des inégalités sociales.

Création d’emplois et économie durable

Maintenant que la courbe de propagation du virus est en diminution et sous contrôle de manière à permettre la levée progressive des mesures de confinement, les États du monde se retrouvent dans la situation difficile d’élaborer et choisir les meilleurs moyens pour stimuler une relance économique favorisant la création d’emplois tout en s’assurant que cette relance soit durable. La tâche n’est pas mince devant les hausses importantes de pertes d’emplois à travers le monde. Au Québec, le taux de chômage est passé de 4,9% en février à 12,9% en mai, soit le plus élevé depuis 1993. Dans ce contexte, il peut être tentant, par bienfaisance, de chercher à stimuler une création d’emploi rapide, à partir de moyens connus, plutôt que d’opter pour des moyens et des scénarios pouvant apparaître risqués, puisque jamais expérimentés, de relance économique durable intégrant davantage de considérations environnementales et climatiques. Toutefois, une crise est l’opportunité de réfléchir à la source des problèmes et de faire émerger de nouvelles idées afin de parvenir à des solutions durables.

À cet effet, il est important que la délibération éthique sur la relance économique prenne en compte les liens établis entre la crise sanitaire et la crise environnementale. Il est avéré que les activités humaines, notamment des activités économiques, viennent perturber la nature, causer l’extinction de plusieurs espèces et limiter les zones sauvages. Aujourd’hui, ces activités sont si présentes qu’elles en sont venues à perturber les chaînes alimentaires des espèces animales sauvages. Déstabilisées, certaines de ces espèces ont ainsi eu tendance à migrer vers d’autres habitats ou sources de nourriture plus près des activités humaines, augmentant ainsi de manière importante les risques de transmission de pathogènes aux humains ou à leurs  animaux domestiques. Par conséquent, les risques d’apparition de nouveaux virus pouvant se transmettre à l’humain et générer de futures pandémies continueront d'augmenter si des mesures visant à protéger l'environnement et à réduire les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas adoptées. Il est ainsi important que des délibérations éthiques puissent avoir lieu autour des stratégies et des moyens concrets permettant de concilier une économie prospère et un environnement sain, ce qui signifie de développer des moyens innovants pour relancer l’économie tout en respectant et en protégeant les écosystèmes et les habitats naturels des animaux.

Par ailleurs, il convient de rappeler que les choix de développements économiques entretiennent des relations étroites avec notre environnement. Par exemple, l’exploitation intensive des ressources naturelles comme les exploitations minières ou d’énergies fossiles, les exploitations forestières ou encore l’élevage industriel, pour ne nommer que celles-ci, ont des conséquences importantes sur les plans de la dégradation de l’environnement et des conditions climatiques. Pour espérer prospérer de manière durable, des efforts considérables doivent être faits pour concilier la sortie de crise économique avec la préservation et la protection de la qualité de l’environnement.

Dialogue sociétal inclusif

Devant ces liens étroits entre ces trois crises, la pertinence d’ouvrir un lieu de délibération entre les différentes parties prenantes prend son sens. L’objectif de la délibération est de se donner les moyens nécessaires pour prendre en compte l'entièreté des aspects influençant la décision à venir et étant en retour influencés par cette décision. Ainsi, introduire et garder un dialogue ouvert, sain et efficient entre des parties prenantes diversifiées permet une gestion efficace et réfléchie sur les défis importants à relever. Par ailleurs, cette réflexion commune et ce partage d’idées sont une occasion de développer des solutions innovantes qui prennent en compte les divers aspects des trois crises façonnant la situation problématique dans laquelle nous sommes. Il serait souhaitable, par une telle démarche, de parvenir à concilier les impératifs économiques avec ceux d’ordre sanitaire et environnemental. Favoriser l’interdisciplinarité et l’expertise est tout aussi important que de laisser la parole à la population pour qu’elle puisse parler de la situation selon son point de vue, basé notamment sur son propre vécu. En offrant l’opportunité d’une communication efficace entre les parties prenantes, en favorisant à la fois la solidarité, l’interdisciplinarité, l’expertise et le vécu, la délibération permet une écoute ouverte et inclusive. En ce sens, la présente situation est inédite et mérite une réponse à la hauteur des circonstances et de l’intelligence collective des sociétés. Il s’avère ainsi d’une très grande importance que l’ensemble des paliers de gouvernements puissent créer les conditions favorables à des délibérations éthiques collectives intégrant les valeurs, les caractéristiques et les impératifs des trois grandes crises de telle sorte à guider l'élaboration et l'application des plans de relances économiques, lesquels auront d’importantes répercussions pour l’avenir du monde et des générations futures.


Références

Daoust, M.-K. (2016). Pourquoi délibérer ? Du potentiel épistémique à la justification publique. Philosophiques, 43(1), 23–48. https://doi.org/10.7202/1036466ar

Gutmann et Thompson. (1998) Democracy and Disagreement. Harvard University Press.

Legault, G. A. (1999). Professionnalisme et délibération éthique: Manuel d’aide à la décision responsable. Presses de l’Université du Québec.