Commission de l'éthique en science et en technologie

Les injustices épistémiques : regard éthique sur la connaissance

Dans des travaux antérieurs, la CEST soulignait l'importance d'établir et de maintenir un dialogue social inclusif lors du recours à la science par les décideurs. Pour ce faire, il est important de lutter contre les « injustices épistémiques », c’est-à-dire lutter contre la marginalisation ou la décrédibilisation des discours de certains groupes de citoyens. Cet éthique hebdo vise à présenter un bref portrait des injustices épistémiques et propose de voir la promotion de certaines vertus épistémiques comme un remède à ces inégalités.

20 avril 2023 Science ouverte et participative, Place des femmes en science

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Transmettre ses connaissances et donner un sens à son expérience sont des pratiques communes, qui peuvent aussi soulever certaines questions éthiques. Les injustices épistémiques, c’est-à-dire les injustices relatives à la connaissance ou à un ensemble de connaissances (en grec épistémè), sont des préjudices qui affectent des personnes possédant un savoir ou cherchant à acquérir une connaissance. Par exemple, certains individus voient leurs contributions à la connaissance systématiquement mal entendues ou déformées, ont un statut ou une position diminuée dans les pratiques de communication et/ou se voient accordés une crédibilité disproportionnée par rapport à leur expertise réelle. D’ailleurs, la CEST a déjà présenté des exemples d’injustices épistémiques dans les sciences dans des Éthique-hebdo antérieurs. De plus en plus de chercheurs mettent en évidence les liens entre ces entraves au partage de connaissances et les relations de pouvoirs qui existent dans nos sociétés. À l’ère de la désinformation et des fausses nouvelles, il est toujours plus important de s’intéresser aux dynamiques de pouvoir qui structurent les expériences de communication.

Genèse des recherches sur les injustices épistémiques

En 2007, Miranda Fricker a élaboré les notions d’injustice testimoniale et d’injustice herméneutique. Le premier type d’injustice se produit lorsqu’un préjugé d’un auditeur le mène à accorder moins de crédibilité aux propos d’un locuteur. Les événements du procès de Tom Robinson dans le livre Ne tirez pas sur l’oiseau Moqueur sont un exemple de ce type d’injustice. En raison des préjugés envers les personnes noires largement partagés dans les années 30 aux États-Unis, le jury, composé uniquement de personnes blanches, a accordé moins de crédibilité au témoignage de l’accusé, un homme noir. Le deuxième type d’injustice se produit lorsqu’une lacune dans les ressources de connaissances communes désavantage une personne quand elle tente de donner un sens à ses expériences. Comme exemple de ce type d’injustice, Fricker utilise la popularisation de la notion de harcèlement sexuel dans les années 70. Beaucoup de personnes, en majorité des femmes, avaient déjà vécu ce type de harcèlement, mais ne possédaient pas les moyens de rendre compte de leur expérience. Historiquement, les femmes et d’autres groupes opprimés ont eu moins d’occasions de contribuer au développement des concepts utilisés par la majorité de la population, donc leurs expériences sont parfois plus difficiles à exprimer.

Depuis la publication du livre de Fricker, de nombreux penseurs ont fait avancer la réflexion à propos des injustices épistémiques. D’une part, José Medina et Gaile Pohlhaus Jr. ont notamment mis en lumière les dimensions épistémiques des structures d’oppression, qui sont la combinaison de préjugés et de pouvoir institutionnel qui crée un système qui discrimine régulièrement et sévèrement certains groupes et profite à d'autres groupes. Medina a décrit comment ces structures permettent aux groupes minoritaires d’acquérir des connaissances que les plus favorisés auront plus de difficultés à développer. Les premiers ont plus d’occasions de développer des vertus épistémiques comme le courage, l’humilité et l’ouverture d’esprit, car ils sont plus souvent confrontés, à travers l’oppression, à la perspective que les personnes en situation de domination socioéconomique ont sur le monde. Cependant, ces derniers courent le risque de développer des vices épistémiques, comme la paresse intellectuelle, l’arrogance et la fermeture d’esprit, car ils ont plus difficilement accès à d’autres perspectives sur le monde que la leur. Pohlhaus explique cette différence grâce à la notion de « connaissance située », développée par des épistémologues féministes, ce type de connaissance se manifestant à la lumière du monde expérimenté à partir de la situation individuelle des agents connaissants.

D’autre part, d’autres penseurs ont aussi identifié de nouvelles formes d’injustices épistémiques. Kristie Dotson a, par exemple, défini les « injustices épistémiques contributives ». Cet autre type d’injustice lie l’ignorance volontaire d’un auditeur et l’utilisation d’un registre de connaissances qui exclut d’autres sortes de savoirs. Dans ces situations, une personne nie l’expérience d’une autre parce qu’elle refuse de reconnaître qu’il existe d’autres formes de connaissances et d’expériences que les siennes.

Vertus épistémiques et confiance épistémique

Les vertus sont des dispositions acquises et bien enracinées dans le caractère d’une personne à agir d’une manière considérée comme excellente. La CEST a déjà identifié les vertus épistémiques comme des valeurs phares d’une société démocratique. Celles-ci permettent l’acquisition de connaissances robustes et motivent un individu à poursuivre la vérité. Elles sont des valeurs fondamentales, parce que les vertus épistémiques aident à porter des jugements critiques et avisés sur les problèmes et les enjeux qui concernent les citoyennes et les citoyens. L’ouverture d’esprit, la bonne foi intellectuelle et le courage intellectuel sont des exemples de vertus épistémiques et représentent des moyens d’éviter certains pièges des injustices épistémiques et de parvenir à des connaissances plus complètes, et donc plus objectives. Même si l’acquisition des vertus épistémiques dépend en partie des acteurs, elle dépend aussi des milieux de socialisation et du contexte plus large dont fait partie chaque individu.

Finalement, la confiance épistémique est nécessaire à un dialogue social inclusif. Devant une situation polarisante, les groupes majoritaires doivent faire preuve de confiance épistémique, c’est-à-dire reconnaître la valeur épistémique du témoignage des groupes minoritaires. En effet, les groupes minoritaires sont bien placés (et parfois les mieux placés) pour attester qu’une pratique sociale est discriminatoire, stigmatisante ou marginalisante, même si le groupe majoritaire ne la voit pas ainsi. En ce moment, ce genre de considération est souvent accueilli par une méfiance épistémique. D’où l’importance de favoriser des structures de délibération, qui peuvent contribuer au développement d’une confiance épistémique entre les différents acteurs de la société.

 

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