Commission de l'éthique en science et en technologie

La preuve scientifique dans les procès civils au Québec: au-delà des questions d'accessibilité et d'efficacité

Le projet de loi 8 visant à améliorer l’efficacité et l’accès à la justice poursuit notamment une réforme des règles encadrant le recours à l’expertise scientifique devant les tribunaux québécois. Aperçu de quelques enjeux éthiques et épistémiques entourant cette réforme.

22 février 2023 Sciences et politiques publiques, Intégrité scientifique, Communication scientifique exacte et accessible

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La remise en question de la procédure entourant la preuve scientifique dans les poursuites civiles au Québec

La preuve scientifique joue aujourd’hui, avec l’avancée des sciences et technologies, un grand rôle dans les procès judiciaires. Les experts ont en effet pour but d’éclairer le tribunal sur des éléments techniques et scientifiques qui dépassent les connaissances habituelles des juges et qui sont nécessaires pour résoudre un litige. L’intervention des experts peut, par exemple, se rapporter à des éléments de preuve relatifs à l’existence d’une faute professionnelle, à l’état mental d’un accusé, à la toxicité d’une substance, à un lien de causalité, à l’intérêt de l’enfant, à l’importance d’une pratique culturelle pour un groupe, à la signification d’une pratique religieuse ou à une incapacité de travailler. On a constaté un accroissement du recours à l’expertise scientifique au cours des dernières décennies dû au fait que les questions portées en litige sont de plus en plus techniques et que les parties en litige se sentent désavantagées si elles ne présentent pas d’expertise pour appuyer leurs revendications. Cette introduction de plus en plus fréquente et importante de la preuve scientifique dans les procès a rendu ceux-ci plus longs et plus dispendieux.

               Ainsi, au Québec, on s’inquiète depuis longtemps de l’impact du recours à l’expertise scientifique sur l’accès à la justice et l’efficacité des tribunaux. En effet, en 2006, le ministère de la Justice a soutenu dans son Rapport d’évaluation de la Loi portant réforme du Code de procédure civile de 2002 que le recours à l’expertise dans les procès (en droit civil) constituait la principale source de coûts et de délais excessifs pour les actions en justice. En 2016, pour répondre à ces préoccupations, le législateur québécois a réformé le Code de la Procédure civile. En ce qui concerne l’expertise scientifique, le principal élément de cette réforme consiste à mettre de l’avant l’expertise commune et à permettre aux juges d’imposer aux parties en litige le recours à un expert commun dans certaines circonstances. Malgré ce changement, le recours à l’expertise commune reste depuis 2016 un régime d’exception peu utilisé rencontrant d’importantes résistances au sein de la communauté juridique. Néanmoins, le projet de loi 8, Loi visant à améliorer l’efficacité et l’accessibilité de la justice, notamment en favorisant la médiation et l’arbitrage et en simplifiant la procédure civile à la Cour du Québec, déposé à l’Assemblée nationale le 1er février dernier, poursuit la réforme de 2016 en introduisant d’autres mesures visant à bonifier le recours à l’expertise commune (en proposant de la rendre obligatoire, sauf contre-indication du juge, pour les poursuites civiles relatives à des réclamations inférieures à 50 000 $).

Différents régimes encadrant la preuve d’expertise scientifique dans les procès

À l’intérieur de la communauté juridique du Québec, plusieurs acteurs ne voient pas d’un bon œil la promotion d’un régime d’expertise commune, car celui-ci entre directement en conflit avec le régime d’expertises concurrentes qui encadre la preuve scientifique dans les procès au Canada et au Québec. Dans le régime d’expertises concurrentes, chacune des parties en litige a la liberté de choisir un expert qui présentera un rapport d’expertise appuyant ses revendications. C’est ce régime qu’on tend à retrouver dans les pays de droit commun, comme le Canada, les États-Unis ou encore l’Australie. À la différence, les pays s’inscrivant dans une tradition continentale de droit civil, tels que la France et l’Allemagne, tendent à adopter un régime d’expertise unique choisie par le tribunal et visant à assister le juge et les parties. Le régime d’expertise commune reprend l’élément central de l’expertise unique; il implique de recourir à un seul expert qui n’est pas lié exclusivement à une partie, mais qui est plutôt mandaté par plusieurs parties qui s’entendent sur le choix d’un expert.

               Les régimes d’expertises concurrentes sont plus ouverts que les régimes d’expertise unique et sont marqués par une logique pluraliste de confrontation des idées. Quant à eux, les régimes d’expertise unique tendent à filtrer les expertises en constituant des registres publics d’experts certifiés dans certaines disciplines. Étant plus ouverts, les régimes concurrents sont plus susceptibles de voir les parties s’en remettre à des éléments de pseudoscience. Au Canada, depuis l’arrêt Mohan, et aux États-Unis, depuis l’arrêt Daubert, les juges se sont ainsi vu confier le rôle de gardiens de la preuve et doivent s’assurer que les éléments de preuve scientifique présentés par les experts sont fiables (dans un Éthique Hebdo précédent, nous avons par ailleurs souligné les enjeux éthiques liés au contrôle de l’admissibilité des preuves scientifiques dans les litiges climatiques).  

Expertise scientifique et accès à la justice : Élargir les termes du débat

 

Au Québec, les différentes réformes du régime encadrant le recours à l’expertise scientifique ont été incluses dans des lois plus englobantes visant à améliorer l’accès à la justice et l’efficacité des tribunaux et touchant d’autres aspects du système juridique, comme le recours à la médiation et à l’arbitrage. Dans un contexte d’engorgement des tribunaux, on ne peut que saluer les efforts visant de telles améliorations. Néanmoins, il convient de souligner que les réformes des procédures entourant le recours à l’expertise scientifique soulèvent des enjeux allant au-delà des questions d’accessibilité et d’efficacité. Les termes du débat sur l’accès à la justice mériteraient donc d’être élargis.

Les réformes de la procédure régissant le recours à l’expertise scientifique peuvent notamment avoir un impact sur la qualité épistémique et la rigueur scientifique des décisions judiciaires, c’est-à-dire sur leur propension à filtrer des éléments de preuves reposant sur des données ou théories erronées et à bien répondre aux données et aux théories scientifiques qui sont fiables. En effet, la rationalité des décisions judiciaires ne dépend pas uniquement de la qualité des processus mentaux qui sous-tendent la délibération des juges. Elle s’enracine également dans l’infrastructure institutionnelle qui encadre les délibérations du juge (et des jurys, lorsque cela s’applique), ce qui inclut évidemment les règles entourant le recours à l’expertise scientifique.

 

Vices et vertus épistémiques des différentes procédures encadrant la preuve scientifique

 

On peut en effet penser que différents régimes de la preuve vont créer différentes structures d’incitatifs ayant différents impacts sur le jugement et le comportement des acteurs interagissant dans un procès. Ainsi, une des principales critiques épistémiques du régime concurrent est que les parties ont tendance à exercer un biais de confirmation en sélectionnant des experts déjà sympathiques à leur cause et que les experts font face à des pressions des parties qui les engagent tout en ayant un intérêt financier à bien servir ces parties, ce qui remet en cause leur impartialité. Faut-il donc considérer que le régime concurrent conduit à des preuves moins rigoureuses et qu'il faudrait donc accélérer les réformes mettant de l'avant l'expertise commune ?

Une telle conclusion est sans aucun doute hâtive. En effet, les régimes qui diminuent ou éliminent la loyauté de l’expertise aux parties en favorisant l’expertise commune ou l’expertise unique recrutée par la cour comportent leurs propres risques de vices épistémiques. Ainsi, malgré l’existence de consensus scientifiques relatifs à certaines questions, toutes les disciplines scientifiques sont traversées par des zones de désaccord et contiennent des ‘écoles de pensée’ rivales. Il peut ainsi arriver qu’en raison de certains engagements théoriques, l’unique expert assistant la cour ou présentant un témoignage dissimule des thèses opposées ou des divergences relatives à un élément de preuve dépassant les connaissances du juge. De plus, les systèmes fonctionnant avec un registre public d’experts procèdent à partir d’une liste de disciplines reconnues qui, malgré un potentiel de mise à jour, peut être en décalage avec l’émergence de nouvelles disciplines scientifiques et avec l’inclusion de type de savoirs marginalisés susceptibles d’offrir des éléments de preuve fiables et déterminants.

 

Enrichir notre vision de l’accès à la justice

 

En somme, il serait intéressant d’élargir les termes du débat sur la procédure encadrant le recours à l’expertise scientifique afin d’inclure une réflexion sur l’impact épistémique de cette procédure, sans perdre de vue, bien entendu, l’impact de cette procédure sur l’accès à la justice. Ajoutons pour terminer qu’il conviendrait également d’élargir la notion d’accès à la justice sous-tendant les récentes réformes menées par le ministère de la Justice. Ces réformes visent principalement à désengorger les tribunaux en bonifiant l’offre de services juridiques, par exemple en promouvant le recours à la médiation et de l’arbitrage ainsi qu’en accroissant le rôle des notaires. Mais l’accès à la justice a aussi une dimension épistémique, l’accès au savoir juridique fait partie de l’accès à la justice de sorte que le manque de connaissances juridiques au sein de la population conjuguée à la complexité du droit peuvent faire en sorte que des citoyens dont les droits sont lésés ne se prévalent pas des possibilités de réparation et de protection que le système pourrait leur offrir. Ainsi, des mesures visant à promouvoir la littéracie juridique et à rendre plus inclusive la production des savoirs juridiques permettraient de soutenir la bonification de l’offre de services juridiques.