Commission de l'éthique en science et en technologie

Sobriété numérique : avantages et limites d’une démarche individuelle

Selon un nombre grandissant d’experts, notre consommation numérique contribue à accélérer le réchauffement climatique. En effet, les émissions de gaz à effet de serre (GES) associées au numérique, qui se situaient autour de 2,1 et 3,9 % des émissions totales de GES en 2021, augmentent à un rythme tel qu’elles menacent de compromettre l’atteinte des objectifs de réduction de GES fixés par l’Accord de Paris.

24 mai 2023 Technologies de l'information et des communications, Crise climatique, Environnement, Éducation, Intelligence artificielle, Données numériques et massives

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Notre consommation numérique est si importante qu’elle épuise les ressources de minerais qui entrent dans la fabrication des technologies numériques. En plus de ces effets négatifs liés à la consommation numérique sur le plan environnemental, des chercheurs dénoncent d’autres effets négatifs du numérique sur les plans sociaux, sanitaires, voire politiques. Par exemple, l’usage des écrans pose des dangers pour la santé et le bien-être des jeunes et les plateformes de réseaux sociaux contribuent à répandre la désinformation, en raison de la multiplication des « fausses nouvelles » (fake news).  

Dans cette perspective, plusieurs voix s’élèvent pour inciter la population à modifier son rapport au numérique : il faudrait passer de l’immodération à la sobriété numérique. La « sobriété numérique » est un principe qui vise à maximiser les bienfaits de l’utilisation du numérique, tout en minimisant ses méfaits, autant sur les plans environnemental, social, sanitaire que démocratique. De plus, la sobriété numérique prévoit rendre sobre le système numérique en entier, à une échelle individuelle, nationale et internationale.

Ce principe implique la réalisation de changements individuels, sans toutefois s’y limiter. Autrement dit, il comporte à la fois un volet individuel et un volet collectif. Ce premier Éthique Hebdo (d’une série de deux) se concentrera sur sa dimension individuelle.

 

La sobriété numérique

Sur le plan individuel, la sobriété numérique renvoie à la modération et au discernement. Ces principes invitent à prendre du recul par rapport aux habitudes numériques, à comparer leurs effets positifs et négatifs et à les changer, de sorte que les actions individuelles s’accordent avec des valeurs telles que la préservation de l’environnement, la lutte contre les changements climatiques et la santé physique et mentale des populations.

 

Les gestes individuels de la sobriété numérique

L’expert français Frédéric Bordage identifie quelques gestes de départ à l’usage de qui voudrait s’engager dans une démarche de sobriété numérique.

D’abord, il souligne l’importance d’allonger le plus possible la durée de vie des appareils. En effet, la seule production des appareils numériques serait responsable d’environ 40 % des émissions de GES totales du numérique. Pour atteindre cet objectif, un utilisateur peut s’efforcer de se procurer des appareils issus du réemploi ou de faire réparer ses appareils défectueux au lieu de les changer.

Ensuite, Bordage insiste sur la nécessité de limiter le recours à l’infonuagique, et a fortiori en 4G ou en 5G, qui augmente le trafic de données. Le trafic de données, qui croît de 25 % par année, est l’une des principales causes de l’augmentation des émissions de GES associées au numérique, puisqu’il est très énergivore (responsable de 55 % de la consommation énergétique annuelle de tout le secteur numérique).

Or, ce ne sont pas tous les services numériques qui consomment autant de données. Le service le plus gourmand en données serait la diffusion en continu, responsable de 60 % du trafic mondial des données. Selon certains chercheurs, l’empreinte carbone de la consommation de vidéo en diffusion en continu serait d’autant plus significative que cet usage est fréquent et effectué grâce à des appareils particulièrement énergivores, comme les téléviseurs et les écrans. C’est la raison pour laquelle Bordage recommande de privilégier le visionnement de contenu vidéo par le câble télévisé ou par l’emprunt de DVD. De même, les partisans de la sobriété numérique conseillent d’enlever la vidéo des contenus seulement écoutés sur YouTube par exemple, ou d’éteindre sa caméra en visioconférence.

 

Avantages et limites de la démarche individuelle de sobriété numérique

Les gestes individuels « sobres » ont d’abord et avant tout une fonction éducative : ils permettent de réfléchir quotidiennement aux répercussions du numérique sur la santé et la qualité des relations humaines, ainsi qu’à son empreinte environnementale.[1]

De plus, parce que le volet individuel de la sobriété numérique donne la possibilité aux individus de développer un regard critique sur leur consommation numérique, elle leur confère plus d’autonomie. De ce fait, sensibiliser la population peut avoir plusieurs bénéfices. Par exemple, la promotion de gestes de sobriété individuelle peut entraîner le déplacement de la norme sociale, qui en retour, devient un incitatif efficace pour encourager les comportements bénéfiques pour l’environnement. De plus, la sensibilisation individuelle apparaît comme une étape nécessaire à la mise sur pied d’une démarche collective de sobriété numérique dans les sociétés démocratiques, qui requiert la mobilisation et la coopération des citoyens.

Néanmoins, le volet individuel de la sobriété numérique comporte certaines limites. D’une part, l’insistance sur les gestes individuels peut entraîner les individus à se donner bonne conscience par rapport à leur empreinte environnementale numérique, ce qui pourrait les inciter à faire preuve d’incohérence. Ce pourrait être le cas pour une personne qui éteindrait toujours sa caméra en télétravail, mais qui, en contrepartie, multiplierait les trajets en voiture de type VUS. De la même façon, des entreprises peuvent se servir de la « sobriété numérique » dans une visée d’écoblanchiment, « une opération de relations publiques menée par une organisation, une entreprise pour masquer ses activités polluantes et tenter de présenter un caractère écoresponsable ». À cet égard, une entreprise pourrait se servir d’initiatives visant à réduire son impact environnemental du numérique afin de dissimuler d’autres activités industrielles qui sont beaucoup plus polluantes que les gains environnementaux obtenus.

D’autre part, les approches de la sobriété numériques axées sur la consommation individuelle ne permettent pas d’aborder de front les causes structurelles de l’impact environnemental du numérique. Par exemple, elles n’ont aucun effet sur « l’économie de l’attention », le modèle économique qui sollicite toujours plus la consommation numérique des individus dans une perspective marchande.

Ces limites indiquent la nécessité pour les gestes individuels « sobres » de trouver écho dans une démarche globale pour atteindre les objectifs visés sur le plan environnemental par le principe de sobriété numérique. Cet autre volet collectif de la sobriété numérique sera abordé dans un prochain Éthique Hebdo.

 

[1] Dans le but de sensibiliser la population à cet effet, The Shift Project a développé un outil appelé « Carbonalyser », une extension pour le navigateur Firefox qui permet de visualiser l’impact environnemental de sa consommation du numérique en ligne.