La sobriété numérique
On peut décrire la « sobriété numérique » comme un principe qui vise à rendre l’utilisation du numérique compatible avec les limites planétaires, tout en préservant un accès équitable aux bénéfices qu’il génère (accès à l’information, aux ressources de soins de santé, d’éducation, etc.), et ce, pour nos contemporains ainsi que pour les générations futures. La sobriété numérique vise à diminuer significativement l’empreinte environnementale du système numérique en entier, à une échelle individuelle, nationale et internationale. Bien que ce principe implique la réalisation de changements individuels (achats éco-responsables, éviter de se suréquiper, avoir une utilisation consciencieuse plutôt qu’intensive de ses appareils, etc.), il ne saurait s’y limiter. En effet, l’augmentation de l’empreinte carbone du numérique est un problème mondial qui appelle une réponse concertée de la part de tous les acteurs de la chaîne de valeurs du numérique (gouvernements, organisations, compagnies, consommateurs, etc.), lesquels partagent la responsabilité collective de veiller à la préservation de l’environnement et à la lutte contre les changements climatiques. C’est la raison pour laquelle certains promoteurs du principe de sobriété numérique insistent sur le recours au levier législatif pour réglementer la production des appareils, leur distribution, mais également les usages du numérique.
La priorisation des usages
Pour certains, la sobriété numérique appelle la priorisation des usages du numérique. Les usages numériques désignent toutes les activités auxquelles il est possible de s’adonner grâce au numérique, comme le visionnement des vidéos en diffusion continue, l’envoi de courriels, le partage du contenu en ligne, etc. La démarche de priorisation des usages quant à elle comporte deux étapes : d’abord, l’évaluation de l’empreinte environnementale et de la pertinence des usages numériques, puis, l’instauration d’une réglementation conséquente, restreignant potentiellement certains usages au profit d’autres usages.
Restreindre l’accès à certains contenus de diffusion vidéo continue?
Par exemple, le laboratoire d’idées français The Shift Project propose d’évaluer les effets positifs et négatifs de la consommation de vidéos en diffusion continue (streaming) sur les plans environnemental, social et sanitaire. Sur le plan environnemental, The Shift Project observe que la consommation de vidéo en diffusion continue serait responsable de 60 % du trafic mondial des données. Or, le trafic de données est non seulement énergivore (responsable de 55 % de la consommation énergétique annuelle de tout le secteur numérique), mais il serait aussi en forte croissance (25 % par année). En conséquence, la consommation de vidéos en diffusion continue contribue fortement à l’augmentation des émissions de GES associées à l’utilisation du numérique.
Le groupe de réflexion remarque que certains contenus vidéos comportent des effets sociaux et sanitaires délétères. Selon The Shift Project, les contenus pornographiques, qui comptent pour 27 % des contenus vidéos en diffusion continue en circulation, entraînent davantage d’effets sociaux négatifs que positifs. Ils contribueraient notamment à l’augmentation de violences à caractère sexuel. En raison de ces effets négatifs, The Shift Project propose d’imposer une réglementation de cet usage. Plus spécifiquement, il suggère que les incitatifs à la consommation de vidéo en diffusion continue, et particulièrement de contenu pornographique, soient retirés par le biais d’une réglementation appliquée à l’architecture des plateformes. Pour l’instant, cette dernière intègre des designs addictifs comme le visionnement en continu (autoplay), incompatibles avec le principe de sobriété numérique, qu’il s’agirait de retirer.
Enjeux démocratiques
Cet exemple illustre que l’exercice d’évaluation de la pertinence des usages requis par la mise en place de lois visant à réguler les usages du numérique comporte des défis démocratiques importants. La sobriété numérique fait la promotion de l’autonomie des collectivités, c’est-à-dire de leur capacité d’agir en fonction de leurs valeurs, ce qui requiert une délibération éthique, qui doit être à la fois démocratique et informée par la science. Or, ces deux valeurs sont susceptibles d’entrer en tension. D’une part, l’approche collaborative et démocratique convie toute la population à y participer. D’autre part, les enjeux sociaux et environnementaux associés au numérique exigent l’évaluation d’experts. Ainsi, l’exercice d’évaluation de la pertinence des usages numériques pose les questions méthodologiques suivantes : Qui sont ceux et celles qui doivent y participer? Quels sont les champs d’expertise pertinents à cet égard? Quels critères doit-on utiliser pour trancher lorsque la position émanant de la participation démocratique des citoyennes et des citoyens diverge avec la position des experts?
Limiter l’énergie allouée aux cryptomonnaies
Néanmoins, la proposition selon laquelle la sobriété numérique doit passer par la priorisation des usages peut trouver des champs d’applications moins controversés que celui de la vidéo en diffusion continue. Par exemple, la priorisation des usages semble déjà être au cœur de la stratégie d’Hydro-Québec, qui a récemment demandé à la Régie de l’Énergie d’approuver la suspension du processus d’attribution de puissance (variation d’énergie) réservée aux cryptomonnaies. En effet, compte tenu du caractère extrêmement énergivore de la technologie de chaînes de blocs essentielle au fonctionnement des cryptomonnaies, la société d’État a fait valoir que l’allocation d’énergie à ce type d’activité entre directement en conflit avec d’autres besoins énergétiques « prioritaires » au Québec. La Régie a rendu une réponse favorable à cette demande dans une décision en date du 10 janvier 2023.
En somme, ce dernier exemple illustre le caractère nécessaire d’une démarche de priorisation des usages. En effet, une telle réglementation encadrant les usages du numérique permet d’agir sur certaines causes structurelles de l’impact environnemental du numérique. De ce fait, elle se présente comme le complément nécessaire d’une démarche de sobriété numérique entreprise au niveau individuel.