L’IA générative et le monde universitaire
La mise en disponibilité publique de ChatGPT à la fin de l’année 2022 a soulevé de vives réactions parmi les actrices et les acteurs de l’enseignement supérieur. Au Québec, comme ailleurs, la couverture médiatique s’est notamment concentrée sur la question du plagiat et de la fraude académique. L’utilisation de l’IA générative[1] en enseignement supérieur est en effet susceptible d’avoir des effets sur l’évaluation des apprentissages. Elle peut aussi influencer la relation que les étudiants et les étudiantes entretiennent avec le savoir.
Au printemps 2023, des collèges, des universités ou des personnes enseignantes ont même banni l’usage de l’IA générative au sein de leurs institutions, en totalité ou dans certains contextes (par exemple, en l’absence de directives contraires des personnes enseignantes ou en situation d’évaluation des apprentissages). Cette posture ne fait pas l’unanimité, certains auteurs soulignent que, même si ces nouveaux outils soulèvent des enjeux, les interdire ne suffit pas nécessairement à dissuader les personnes étudiantes de les utiliser. Certains affirment par ailleurs que l’utilisation de l’IA générative est inévitable et pourrait même être encouragée, de la même manière que d’autres outils comme Grammarly[2] ou Antidote sont couramment utilisés en soutien à l’apprentissage.
On peut toutefois se demander si toutes les utilisations de l’IA générative ont les mêmes impacts en contexte d’apprentissage. Par exemple, une utilisation destinée à améliorer le style et la syntaxe d’un texte semble fondamentalement différente d’un usage ayant pour but d’en bonifier la teneur et d’améliorer la qualité de l’argumentation. Dans le premier cas, l’exercice de réflexion de la personne étudiante pourrait se situer à un bas niveau cognitif et être très peu affecté par l’utilisation de l’IA générative. Le deuxième cas (bonifier un texte ou améliorer la qualité de l’argumentation) pourrait impliquer des tâches cognitives de niveau supérieur et l’effort de réflexion de la personne étudiante pourrait être affecté par l’utilisation de l’IA générative. Selon l’objectif pédagogique recherché (évalue-t-on par exemple la qualité de l’argumentation ou le style de rédaction?), ces utilisations comportent le risque de décharger (ou non) la personne étudiante de tâches cognitives déterminantes pour son apprentissage.
L’alignement pédagogique comme repère
Devant ces incertitudes, la notion d’alignement pédagogique peut servir de repère afin de déterminer la désirabilité d’intégrer l’IA générative dans les activités d’enseignement. L’alignement pédagogique est un principe, applicable tant au niveau des cours que des programmes, selon lequel les activités d’apprentissages proposées aux personnes étudiantes (ainsi que les manières de les évaluer) devraient s’arrimer aux objectifs pédagogiques sous-jacents. Autrement dit, on devrait s’assurer que les activités proposées permettent réellement de développer les compétences et les connaissances visées.
Une voie de passage pour assurer une intégration prudente de l’IA générative en enseignement supérieur consisterait ainsi à se demander si l’utilisation de cette technologie soutient l’atteinte des objectifs d’apprentissage. L’utilisation de l’IA générative devrait ainsi viser à améliorer l’apprentissage, par une cohérence entre les objectifs pédagogiques, les activités d’apprentissage et les modalités d’évaluation.
Comme nous le soulignons dans notre plus récent avis, cette question de l’amélioration de l’apprentissage relève d’une responsabilité partagée entre les différents acteurs du milieu de l’enseignement supérieur. Lorsqu’il est question d’alignement pédagogique, elle implique toutefois en particulier la responsabilité professionnelle des personnes enseignantes, qui demeurent les mieux placées pour déterminer les contextes dans lesquels l’IA générative devrait être utilisée. En effet, cette responsabilité exige entre autres de minimiser les méfaits et de maximiser les bienfaits liés à l’usage de l’IA générative. Pour ce faire, il est nécessaire de se demander si l’utilisation de l’IA générative est réellement nécessaire pour accomplir la visée pédagogique recherchée. Ainsi, une utilisation de l’IA générative qui ne serait pas cohérente avec les objectifs pédagogiques pourrait nuire à l’apprentissage et au développement des personnes étudiantes (malfaisance).
Valoriser l’expertise des personnes enseignantes
L’utilisation du critère d’alignement pédagogique pour évaluer la pertinence d’intégrer l’IA générative à certaines activités d’enseignement supérieur implique de mobiliser l’expertise des personnes enseignantes, qui sont les plus à même de déterminer les objectifs pédagogiques de ces activités. Cette valorisation de l’expertise des personnes enseignantes est d’autant plus importante que certains acteurs invoquent le risque que l’IA soit utilisée « à des fins d’économie budgétaire ou pour pallier le sous-financement des établissements » et remplace « le travail humain dans un contexte de pénurie de personnel ».
Enfin, il est important de noter que, par opposition aux outils d’IA générative qui sont bien souvent conçus pour des usages généralistes, les personnes enseignantes détiennent des connaissances spécialisées qui sont au cœur de l’enseignement. Ces connaissances « sont acquises au cours d’une formation initiale universitaire. [Elles] permettent aux enseignants de prendre la parole et d’agir en tant que spécialistes et non pas simplement en tant qu’adultes »[3]. De plus, il n’existe actuellement aucun outil d’IA générative à la fois fiable et pouvant décharger les personnes enseignantes de leurs tâches de manière substantielle. On note que l’ambition scientifique d’automatiser de plus en plus de tâches de l’enseignant est pour le moment inatteignable à court terme. Ainsi, l’utilisation de l’IA générative ne devrait pas se faire en remplacement ou au détriment du rôle et de l’expertise des personnes enseignantes, mais plutôt en complément à celle-ci, là où son usage peut se justifier en lien avec les objectifs pédagogiques visés.
Ce texte est adapté de sections de l’avis « IA générative en enseignement supérieur : enjeux pédagogiques et éthiques » publié conjointement par la Commission de l’éthique en science et en technologie et le Conseil supérieur de l’éducation.
[1] L’IA générative est un système d’intelligence artificielle capable de générer du contenu inédit très rapidement, en réponse à la demande d’une utilisatrice ou d’un utilisateur (ou à sa requête [prompt]).
[2] Grammarly est un assistant de rédaction en ligne, fondé sur l’IA générative.
[3] Desaulniers, Marie-Paule et France Jutras (2016). L’éthique professionnelle en enseignement : fondements et pratiques, 2e éd., Québec, Presses de l’Université du Québec, réf. du 25 juillet 2023, http://www.jstor.org/stable/10.2307/j.ctv1n35cvh.