Commission de l'éthique en science et en technologie

Saúl Luciano Lliuya, un agriculteur péruvien, a entamé une poursuite civile contre l’entreprise RWE, le plus grand producteur d’électricité d’Allemagne et l’un des plus grands émetteurs de gaz à effet de serre (GES) d’Europe. Ce type d'action en justice, visant à obtenir des dommages et intérêts pour des préjudices causés par les effets du changement climatique, se distingue des autres types de litige climatique qui ont attiré l’attention depuis quelques années. Ces litiges portent en effet souvent sur la responsabilité des États dans la lutte aux changements climatiques ou, lorsqu’ils visent les entreprises, sur des accusations d’écoblanchiment.

Ce qui change avec Lliuya v. RWE, c’est qu’il s’agit d’une affaire de responsabilité civile qui pourrait engager la responsabilité des entreprises d’une manière inédite. Saúl Luciano Lliuya soutient que les émissions de GES de RWE, représentant environ 0,5% des émissions mondiales, ont contribué à la fonte des glaciers alimentant le lac Palcacocha. Ceci accroît le risque de débordement du lac, mettant ainsi en péril la vie des habitants de la région ainsi que les biens de M. Lliuya. Ce dernier réclame donc à RWE un montant proportionnel à sa contribution aux émissions de GES émises depuis les débuts de l’industrialisation de sorte à compenser les frais liés à la construction de nouvelles infrastructures visant à protéger la région d’une éventuelle inondation. Si Lliuya remporte sa cause, cela pourrait créer un important précédent juridique bouleversant la manière de concevoir la responsabilité des grandes entreprises de réparer les préjudices découlant des changements climatiques.

La science de l’attribution

Le principal élément de preuve déployé par M. Lliuya s’appuie sur des recherches en science du climat qui relèvent de l’attribution d’événements climatiques extrêmes, un champ d’investigation émergeant qu’on nomme aussi science de l’attribution. Celle-ci vise à identifier des relations causales qui permettraient :

  • de relier certains types d’impacts environnementaux à l’augmentation de la température moyenne globale,
  • d’identifier la part anthropique des changements climatiques,
  • d’attribuer des émissions spécifiques à des entreprises précises et quantifier leur part de responsabilité dans les changements climatiques (attribution de sources) et
  • d’évaluer dans quelle mesure des événements climatiques extrêmes particuliers (canicule, sécheresse, etc.) sont causés (en tout ou en partie) par les changements climatiques.

D’une manière générale on peut voir dans le premier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat un exemple de science de l’attribution, puisqu’il se penche sur la question des causes anthropiques des changements climatiques (l’une des quatre tâches d’attribution mentionnées plus haut). Ce n’est qu’en 2004 qu’est publiée, dans la revue Nature, la première étude d’attribution liant un événement climatique extrême (une vague de chaleur extrême en Europe du Nord à l’été 2003) à l’augmentation des températures moyennes. Dans les années 2010, on voit émerger différents projets de la communauté scientifique, comme l’initiative World Weather Attribution, visant à partager et analyser de grandes quantités de données sur le climat en vue d’identifier les causes d’événements climatiques extrêmes. C’est notamment en 2014 qu’est publié le fameux rapport Carbon Majors. Celui-ci vise à identifier les principales sources d’émission de GES et conclut que, depuis 1854, 90 entreprises produisant du pétrole, du gaz ou du charbon (les « Carbon Majors ») sont responsables d’environ deux tiers des émissions de GES d’origine fossile.

Une des conclusions du rapport Carbon Majors est d’ailleurs au cœur de la preuve déployée par M. Lliuya pour appuyer ses accusations à l’égard de RWE. C’est en effet à partir de ce travail qu’il a déterminé que RWE devrait payer un montant équivalent à 0,47% des frais liés aux adaptations requises pour protéger son village. Ce pourcentage est celui qui correspondrait, selon le rapport, à la contribution de l’entreprise aux émissions fossiles totales depuis l’ère industrielle. Des éléments de preuve fondés sur les sciences climatiques ont déjà été admis par différents tribunaux. L'un des exemples les plus frappants est sans doute le procès Urgenda Foundation v. State of the Netherlands, tenu en 2015, à l’issue duquel le gouvernement des Pays-Bas a dû s’engager à atteindre une cible de réduction des émissions de GES d’au moins 25%. Mais, dans ces cas, la preuve portait simplement sur le caractère anthropique du changement climatique en général et non sur la responsabilité causale d’acteurs particuliers concernant des événements climatiques particuliers.

Science de l’attribution et causalité cumulative dans le droit

Plusieurs scientifiques sont d’avis que le droit devrait suivre la science de l'attribution et mieux intégrer celle-ci dans les poursuites climatiques. Selon eux, les développements récents des sciences de l’attribution permettraient de soutenir des affirmations relatives au lien causal entre l’activité d’entreprises et différents événements climatiques. Or, il n’est pas clair que le type de lien causal établi par l’attribution de sources soit compatible avec la conception juridique de la causalité et de la responsabilité admise par plusieurs tribunaux.

Plusieurs cours de justice ont une conception plus étroite de la responsabilité pour les torts dans les affaires civiles. Pour établir la causalité entre les actions d’une partie et les dommages subis par une autre, elles s’appuient sur le test du « facteur déterminant », ou du « n’eut été » (le but-for test). Pour qu’une partie soit responsable pour ces dommages, il faut démontrer que ceux-ci n’auraient pas été subis si cette partie n’avait pas agi comme elle l’a fait (ou si elle n’avait pas omis d’agir d’une manière attendue). Or, il n’est pas clair que les émissions de RWE soient un facteur déterminant : sans ces émissions, le village de M. Lliuya serait tout de même menacé. C’est d’ailleurs pour cette raison que le tribunal de première instance avait rejeté la plainte de M. Lliuya. Le tribunal soulignait le caractère cumulatif de la causalité impliquée dans l’affaire. Ce n’est pas la quantité de GES émise par RWE qui aurait causé 0,47% des préjudices allégués, mais plutôt le cumul de toutes les émissions produites depuis l’ère industrielle qui serait globalement responsable de la situation de vulnérabilité du village de M. Lliuya : « Avec une telle myriade de contributions causales, il est impossible d'attribuer des dommages spécifiques aux acteurs individuels » (notre traduction).

Toutefois, cette vision étroite de la causalité est remise en question par certains tribunaux et par des juristes qui y voient un risque pour l’équité dans des cas où plusieurs acteurs contribuent à causer des dommages. Par exemple, au Canada, le test du facteur déterminant demeure le critère par défaut pour évaluer la causalité relative aux préjudices subis dans les affaires civiles. Or, des juristes soulignent que plusieurs décisions, telles que l’affaire Resurfice c. Hanke, ont affirmé que la contribution matérielle de plusieurs acteurs à des dommages pouvait être reconnue comme fondant leur responsabilité partagée de réparer ces préjudices ou encore que ce test n’exige pas de prouver qu’une partie est la seule ayant causé tous les préjudices subis par une autre. Ainsi, malgré la prédominance du test du facteur déterminant, les tribunaux pourraient puiser dans la jurisprudence afin d’y trouver d’autres éléments relatifs à la causalité qui permettraient éventuellement de mieux arrimer la conception de la causalité cumulative, sous-jacente à la science de l’attribution, avec le droit.

Alors que les événements climatiques extrêmes attribuables aux changements climatiques sont de plus en plus nombreux, un gain de cause pour M. Lliuya pourrait alimenter une vague de litiges en responsabilité civile pour obtenir compensation auprès des grands émetteurs de GES. De plus, la possibilité d’être la cible de telles poursuites pourrait constituer un incitatif puissant poussant les entreprises à changer leurs pratiques. L’issue de ce procès est fortement attendue, mais elle est loin d’être certaine étant donné le caractère controversé de la science de l’attribution comme élément de preuve dans les litiges civils.

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Date de mise en ligne : 13 mars 2025

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