La souveraineté numérique renvoie à « l'autorité des nations, des communautés et des groupes à gouverner et contrôler leurs infrastructures numériques, leurs données et leurs activités en ligne, en s’assurant de leur conformité avec leurs lois, leurs politiques, leurs valeurs culturelles et leurs intérêts. Elle comprend la capacité à gérer les systèmes, technologies et plateformes numériques relevant de leur juridiction et à se protéger des dépendances ou menaces externes susceptibles de compromettre leur autonomie » (notre traduction; source ici).
La souveraineté numérique couvre un vaste éventail d’infrastructures, de systèmes et de processus numériques sur lesquels il serait souhaitable que les collectivités aient davantage de contrôle. C’est le cas notamment des trajectoires qu’empruntent les données sur Internet (routage), des logiciels, des modèles d’intelligence artificielle (IA), des supercalculateurs pour le traitement des données en IA ainsi que des plateformes de réseaux sociaux. Le présent Éthique Hebdo se penche plus particulièrement sur les centres qui hébergent les données du Québec et du Canada puis sur les enjeux éthiques qu’ils font surgir.
Contrôle par la législation
Jusqu’à présent, le Canada et le Québec ont tenté de favoriser leur souveraineté numérique principalement par des règles d’encadrement, notamment la législation. Pensons à la récente loi 25 qui a renforcé les lois en matière de protection des renseignements personnels au Québec. Cependant, plusieurs expertes et experts estiment que cette approche est insuffisante, surtout dans le contexte actuel de tensions politiques et de rapprochement entre un gouvernement états-unien de plus en plus autoritaire et certains milliardaires propriétaires de plateformes numériques (réseaux sociaux et commerce en ligne).
Bien avant l’arrivée de la nouvelle administration aux États-Unis, des géants américains du numérique défiaient déjà l’autorité du gouvernement du Canada sur son propre territoire. Pensons par exemple à la manière dont Meta (Facebook, Instagram) a choisi de bloquer l’accès aux nouvelles sur ses plateformes afin de se soustraire à la Loi sur les nouvelles en ligne. Cette loi canadienne oblige les entreprises du Web telles que Facebook et Google à compenser financièrement les médias puisqu’elles génèrent des revenus de publicité en récupérant les nouvelles que ces médias produisent.
Enjeux relatifs au contrôle sur nos données
En 2019, le gouvernement du Québec a entrepris de faire migrer la grande majorité de ses centres de données vers des services d’infonuagique privés. Aujourd’hui, les données des ministères et organismes publics (MO) sont en très grande partie hébergées dans des centres de données américains (Dell, Amazon Web Service [AWS], Microsoft, IBM, Oracle). Le gouvernement affirme que les données jugées hautement sensibles restent hébergées dans ses propres centres, mais la proportion et le type de ces données restent secrets. Même en excluant les données jugées hautement sensibles, le fait de confier les données du gouvernement et des citoyennes et citoyens à des entreprises privées états-uniennes pose des risques pour le respect de la vie privée, l’autonomie collective, et la sécurité nationale.
À cet égard, on peut tirer des leçons d’événements passés. Par exemple, les révélations d’Edward Snowden en 2013 ont mis en lumière la façon dont les agences de sécurité et de renseignement des États-Unis utilisaient des entreprises technologiques américaines afin d’espionner des individus, organisations et gouvernements dans des pays étrangers, tant alliés que rivaux. Par ailleurs, le cas de l’Amsterdam Trade Bank en 2022 a montré comment les services d’infonuagique de Microsoft et d’Amazon peuvent, sous l’ordre des autorités américaines, paralyser instantanément une organisation étrangère en coupant subitement l’accès à ses données. La même chose pourrait être faite contre une administration publique.
Il est important de souligner également que, même lorsqu’ils sont situés en sol canadien, les centres américains sont soumis à certaines lois de leur pays, notamment le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA) qui permettrait au gouvernement des États-Unis « d’obliger une organisation assujettie à la loi américaine à transmettre des données sous son contrôle, peu importe son emplacement, et sans en informer le Canada».
Notons que dans son avis de 2023 portant sur la transformation numérique du réseau québécois de la santé, la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST) mettait en garde contre les risques liés au contrôle des données entreposées dans l’infonuagique étrangère en cas de conflit mondial.
Favoriser les entreprises locales
Pour ces différentes raisons, plusieurs experts et expertes plaident pour que l’on ait davantage recours à des entreprises québécoises et canadiennes en infonuagique. Cependant, plusieurs facteurs favorisent les GAFAM lorsqu’il s’agit d’obtenir des contrats des ministères et organismes publics (MO). Par exemple, les grands cabinets de consultants sur lesquels les MO s’appuient sont souvent partenaires des GAFAM et ont intérêt à proposer les solutions de ces derniers. Par ailleurs, la possibilité d’offrir des ensembles de produits et services complémentaires avantage certains grands joueurs. Pensons par exemple au service d’infonuagique Azur de Microsoft qui peut être accompagné de la très populaire suite d’applications Office. Qui plus est, lorsqu’on adopte une solution infonuagique, il est souvent difficile d’en sortir, surtout lorsqu’elle fait partie d’un ensemble de produits et services. Cela crée une forme de dépendance où les choix technologiques passés limitent les possibilités futures (ce qu’on appelle la dépendance au sentier et le verrouillage socio-technique).
Il existe pourtant des acteurs québécois et canadiens d’envergure en infonuagique. Des entreprises offrent des services d’infonuagique 100% québécois et ont atteint les plus hauts standards en termes de sécurité de l'information et de protection de la vie privée. Ils ont aussi une capacité de calcul avancé capable d’accueillir l’IA. Au niveau canadien, une entreprise ontarienne possède et opère une douzaine de centres de données au Canada et vient d’annoncer la construction d’un centre près de Calgary ayant la capacité de calcul nécessaire pour le traitement de données par l’IA. Enfin, une autre entreprise dont le siège social est situé à Vancouver a annoncé la mise à niveau d’un centre de données de Rimouski pour en faire le plus grand centre d’IA canadien au pays.
L’accès à l’énergie
Au Québec, l’accès des centres de données à l’énergie dont ils ont besoin soulève aussi des enjeux. Par exemple, un fournisseur d’infonuagique québécois affirme que sa croissance est freinée par le choix des décideurs de ne pas lui accorder davantage d’électricité. Or, dans un contexte de ressources énergétiques limitées, les autorités doivent décider à qui les attribuer. Il s’agit de décisions complexes impliquant potentiellement de nombreux facteurs. Peut-être serait-il souhaitable d’accorder plus de poids à la souveraineté numérique au moment d’évaluer les demandes.
Des mesures pour s’affranchir
Les gouvernements peuvent poser différents gestes afin de renforcer leur souveraineté numérique sur le plan des données. D’abord, il est essentiel que les données sensibles (ex. santé, économie, énergie, sécurité publique, défense) soient hébergées dans des serveurs possédés et contrôlés par les gouvernements. Ensuite, ces derniers peuvent soutenir les acteurs locaux du numérique dans leur développement et leur accorder une priorité dans les contrats publics. Cela signifie aussi de leur attribuer l’énergie dont ils ont besoin.
En plus de favoriser la souveraineté numérique, la protection de la vie privée et la sécurité nationale, cela générerait également d’importantes retombées économiques (prospérité) pour le pays et favoriserait le développement et la rétention de l’expertise dans ce domaine. L’infonuagique est un marché de 10 milliards par année au Canada accaparé en très grande partie par les joueurs états-uniens.
Enfin, il serait souhaitable d’agir davantage en amont afin de réduire l’accroissement fulgurant de la demande en espace de stockage pour les données et en puissance de calcul. À cet égard, la sobriété numérique et la priorisation des usages des technologies numériques sont des avenues prometteuses.

