Alors que s’achève la période de consultations particulières et d’auditions publiques de la Commission spéciale sur les impacts des écrans et des réseaux sociaux sur la santé et le développement des jeunes, nous proposons dans cet Éthique Hebdo de présenter les enjeux éthiques soulevés par un phénomène intimement lié à l’usage excessif des écrans : l’économie de l’attention.
L’économie de l’attention a été étudiée et pensée de plusieurs façons et par différentes disciplines. Malgré les nombreuses manières de conceptualiser le phénomène, il existe un consensus quant au fait que l’attention est la ressource convoitée dans un contexte social où un ensemble d’acteurs rivalisent pour capter et maintenir l’activité mentale des individus sur leur service. Mais quels avantages ont les géants numériques à obtenir le maximum de notre attention ? C’est que chaque seconde passée devant l’écran et chaque interaction sur une plateforme génère une multitude de données permettant de brosser un portrait détaillé de la personne usagère. Dans la conjoncture économique, plus un produit ou un service est attractif, plus le temps passé par l’internaute en interaction avec la plateforme sera important et plus il permettra d’accroitre la quantité de données personnelles amassées, ultimement, convertibles en profit. Typiquement, les données recueillies sont monnayées grâce à la publicité ciblée et la promotion de contenus commandités ou par leur vente à de tierces parties. Les entreprises numériques déploient, par conséquent, des stratégies toujours plus intrusives et addictives pour attirer et maintenir l’attention des consommatrices et consommateurs sur leurs plateformes.
Autonomie, liberté et protection de la vie privée
L’économie de l’attention, maintenant alimentée par l’utilisation à grande échelle des algorithmes et des systèmes d’intelligence artificielle (SIA), soulève aussi des enjeux par rapport à la protection de la vie privée, l’autonomie et la liberté des personnes. Les algorithmes et les SIA amplifient considérablement la capacité de collecte et de traitement des données personnelles. En plus d’améliorer les processus de rétention des internautes sur les plateformes, notamment par la personnalisation des contenus, ces outils rendent possibles la prédiction et l’influence des comportements des individus à des fins commerciales. Les entreprises numériques qui utilisent ce modèle cherchent à obtenir les données leur permettant de faire les meilleures prédictions sur les comportements futurs des internautes. Pour ce faire, celles-ci incitent (nudge) par différents éléments de l’interface l’usager ou l’usagère vers un comportement souhaité, ajustent leurs propositions selon le succès ou l’échec du nudge et ainsi, parviennent à stimuler les comportements qui génèrent de la rentabilité pour l’entreprise tout en améliorant leurs capacités prédictives. Ces impératifs d’accumulation de données et d’influence comportementale, inhérents à l’économie de l’attention, présentent des risques pour les personnes dans un contexte ou des entreprises privées œuvrent à la surveillance, et dans certains cas à la manipulation des populations dans un environnement sans cadres juridique ou éthique.
Des impacts sur la santé et l’environnement
Les impacts sur la santé d’une surutilisation des écrans sont maintenant bien connus. À cet effet, le mémoire déposé par l’INSPQ dans le cadre des consultations de la Commission spéciale sur les impacts des écrans et des réseaux sociaux sur la santé et le développement des jeunes illustre l’ampleur des effets associés à un l’usage prolongé des écrans sur le développement global des jeunes, entre autres :
- diminution de l’activité physique ;
- diminution de la qualité du sommeil ;
- présence de certains symptômes dépressifs ;
- augmentation de l’hyperactivité ;
- augmentation des risques de développer une dépendance.
Au-delà des impacts sociaux, l’économie de l’attention pose également des questions sur le plan de la protection de l’environnement. La consommation croissante de contenus numériques repose sur une gigantesque infrastructure énergivore, composée d’immenses centres de données, d’innombrables objets connectés et de capteurs, antennes-relais, câbles souterrains et sous-marins, etc. La progression actuelle du numérique se traduit aussi par une augmentation préoccupante de la consommation d’énergie, de l’exploitation des ressources naturelles — y compris des ressources non renouvelables —, des émissions de gaz à effet de serre (GES) et de la production de déchets provenant d’équipements électriques et électroniques. L’économie de l’attention est nuisible à la transition écologique de deux manières. D’abord, elle alourdit le bilan carbone des services numériques en intensifiant la production et la consommation de contenu en ligne, intensification aussi corrélée à la collecte et au traitement de toujours plus de données personnelles. Et ensuite, parce que ce modèle économique tend à favoriser l’accroissement constant de la consommation de biens et de produits, en dépit des limites planétaires.
Ainsi, en plus des impacts individuels sur la santé, l’économie de l’attention soulève des enjeux de justice en concentrant les bénéfices de l’économie numérique chez un petit nombre d’individus ou entreprises tout en externalisant des coûts humains et environnementaux de ces services vers la société.
Des avenues potentielles
L’Union européenne (UE) et la France font figure de précurseurs dans la réglementation des services numériques. Depuis février 2024, le Digital Services Act (DSA), est appliqué à toutes les plateformes en ligne sur le territoire de l’UE. Entre autres, le règlement oblige les entreprises numériques à faire preuve de plus de transparence dans leur modération de contenu et à expliciter le fonctionnement des algorithmes de recommandation publicitaire, en plus d’interdire la publicité ciblée pour les mineurs ainsi que l’utilisation des interfaces truquées (dark patterns) visant à influencer les utilisateurs et utilisatrices. Le DSA oblige aussi les très grandes plateformes à analyser les risques générés par leurs activités, notamment sur la violence en ligne, les processus électoraux, la santé publique, etc., et à prendre les mesures nécessaires pour les atténuer.
Un exemple récent d’application du DSA a mené à l’exclusion de TikTok Lite, une version de l’application TikTok, du territoire de l’UE. La version Lite offrait des récompenses aux personnes utilisatrices pour, par exemple, le visionnement des vidéos ou l’attribution d’une mention j’aime. Selon le DSA, ce type de fonctionnalité présente un risque d’encourager le développement de comportements de dépendance, spécialement chez les mineurs, et est donc prohibée. Un autre exemple innovant provenant de la législation française est un article de la Loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique suggérant aux fournisseurs de services numériques de diffusion en continu (streaming) d’afficher les émissions de GES associées à la consommation de contenu sur leurs plateformes en fonction de la qualité et de la taille du fichier, dans le but de favoriser une utilisation plus écologique par les consommateurs et consommatrices.
Enfin, dans l’avis intitulé Regard éthique sur les effets environnementaux des technologies numériques au Québec : l’impératif de la sobriété numérique, publié prochainement, la CEST formule des recommandations pour freiner l’accroissement de l’impact environnemental du numérique. Le principe de sobriété numérique, central dans cet avis et particulièrement pertinent pour répondre aux enjeux environnementaux inhérents à l’économie de l’attention, gagnerait aussi à être mobilisé pour orienter l’action face aux enjeux sociaux de la surutilisation des écrans. Ce principe nous enjoint à faire preuve de pensée critique, de modération et d’autonomie dans le déploiement et l’utilisation des technologies numériques, afin que celles-ci offrent de véritables bénéfices environnementaux et sociaux. À cet égard, deux Éthique Hebdo ont abordé la sobriété numérique et les potentialités des volets individuels et collectifs de son application.
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