Il est désormais reconnu qu’un recours aux méthodes permettant de retirer le dioxyde de carbone (CO₂) de l’atmosphère sera nécessaire si l’on souhaite limiter l’ampleur du réchauffement climatique et la gravité croissante de ses impacts. En effet, la plupart des projections climatiques, notamment celles du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), concluent que même une transition rapide vers des énergies renouvelables, bien qu’essentielle, ne suffira pas à éviter que la température moyenne mondiale ne dépasse des seuils critiques. Ce problème s’explique en partie par le retard accumulé dans la lutte contre les changements climatiques, mais aussi par le fait que certaines industries, comme la production de ciment, produisent des émissions qui seraient difficiles à éliminer complètement. Pour freiner le réchauffement climatique et ses conséquences négatives, il faudrait donc non seulement réduire nos émissions de GES, mais aussi veiller à retirer une partie de celles déjà émises dans l’atmosphère.
Il existe une très grande variété de méthodes permettant d’éliminer le CO₂ de l’atmosphère. Dans le cadre de cet Éthique Hebdo, nous nous intéresserons aux méthodes fondées sur l’océan (ocean-based carbon dioxide removal). Ces dernières englobent elles-mêmes un large éventail de techniques qui visent généralement à augmenter la capacité des océans à capter et stocker le CO₂ atmosphérique.
En effet, les océans sont des puits de carbone naturels, c’est-à-dire qu’ils absorbent naturellement de grandes quantités de carbone, dont une partie demeure piégée à très long terme. Les méthodes océaniques consistent donc majoritairement à accélérer artificiellement ces processus naturels. Par exemple, certains projets, comme celui de Planetary à Halifax, consistent à augmenter l’alcalinité[1] de l’océan en y déversant certains minéraux, favorisant ainsi une absorption accrue du CO₂. D’autres, comme celui d’Equatic mentionné en introduction, réalisent plutôt ce processus d’absorption du CO₂ par l’eau de mer directement en usine, en appliquant un procédé d’électrolyse (séparation des molécules de l’eau par un courant électrique) dans de grandes quantités d’eau pompées de l’océan, procédé permettant également à l’entreprise de produire de l’hydrogène vert.
Les méthodes de captage et de stockage océanique du carbone occupaient jusqu’ici une place relativement marginale dans les stratégies de lutte contre les changements climatiques. Depuis quelques années, on observe cependant une hausse des initiatives et des investissements, avec l’objectif de rendre ces technologies déployables à grande échelle, de réduire leurs coûts et de les rendre plus profitables sur les marchés du carbone. Si la plupart des techniques envisagées sont pour l’instant limitées à des projets pilotes, certains projets d’envergure, comme ceux d’Equatic, commencent à voir le jour. Le Québec pourrait être perçu comme un endroit stratégique pour leur implantation, notamment en raison d’une abondance de résidus miniers et de la disponibilité d’une énergie renouvelable pouvant alimenter certains des processus utilisés, comme celui de l’électrolyse, procédé très énergivore.
Ces différentes méthodes soulèvent plusieurs questions éthiques, qui seront abordées dans le cadre de nos travaux sur le captage et le stockage du carbone. Pour cet Éthique Hebdo, nous nous concentrerons plus spécifiquement sur les enjeux liés au principe de précaution appliqué aux technologies océaniques. Le principe de précaution est une approche de gestion des risques qui s'applique lorsqu'une activité ou un produit comporte des incertitudes scientifiques concernant ses effets potentiellement graves ou irréversibles. Or, comme nous le verrons, le captage et le stockage océanique du carbone comporte des incertitudes qui justifieraient le recours à un tel principe.
Incertitudes en matière de risques et de bénéfices
Les méthodes de captage et de stockage océanique du carbone sont de maturité variable, mais la plupart comportent encore beaucoup d’incertitudes quant à leurs risques et bénéfices en cas de déploiement à grande échelle.
Ces incertitudes concernent notamment les effets environnementaux potentiels néfastes de ces méthodes. En effet, les écosystèmes marins sont des systèmes bio-géo-chimiques complexes, dont l’équilibre est déjà menacé par les changements climatiques. Or, peu d’études sont actuellement disponibles pour documenter les impacts précis de ces interventions sur ces systèmes. Des questions demeurent en suspens, par exemple quant aux effets d’un changement soudain de l’alcalinité sur les espèces marines, aux conséquences du pompage et du rejet de grandes quantités d’eau de mer impliqués dans les méthodes d’électrolyse, ou encore aux perturbations potentielles des écosystèmes des fonds marins.
Il existe également des incertitudes quant aux bénéfices réels de ces méthodes, en particulier lorsqu’il s’agit de les appliquer à grande échelle. Dans une lettre collective publiée en septembre 2023, plus de 400 chercheurs et chercheuses estimaient que ces méthodes avaient un grand potentiel pour éliminer le CO₂ atmosphérique, mais qu’il était encore trop tôt pour évaluer leur efficacité à grande échelle. Par exemple, il est relativement aisé de suivre les changements d’alcalinité dans le cadre d’un projet pilote, mais cela devient un défi complexe lorsqu’il s’agit de vastes zones marines en interaction avec des dynamiques écologiques et chimiques multiples. Ces difficultés s’ajoutent à de nombreux défis, tels que ceux de quantifier précisément le carbone absorbé grâce à ces méthodes, de s’assurer que les variations observées sont réellement dues à l’intervention humaine, et de garantir que le carbone piégé dans l’océan est stocké de manière durable.
Principe de précaution : un appel à l’action mesurée
L’urgence de la situation climatique, combinée au potentiel d’absorption de carbone de l’océan, constitue pour plusieurs un argument pour accélérer le déploiement des méthodes de captage et de stockage océanique du carbone. Comment concilier cet impératif de lutte contre les changements climatiques avec la responsabilité environnementale, qui inviterait à prendre en considération les conséquences incertaines potentiellement irréversibles de ces méthodes pour l’environnement?
Le principe de précaution peut être mobilisé afin de guider l’action des décideurs dans de tels contextes. En effet, le principe de précaution est une approche de gestion des risques qui s’applique en situation d’incertitude, c’est-à-dire lorsque les diverses conséquences sociales, environnementales ou économiques d’un projet ou d’un produit n’ont pas été suffisamment évaluées. Il stipule que, en l'absence de preuves scientifiques claires, des mesures préventives devraient être prises pour éviter des dommages, même si ces derniers ne sont pas encore totalement confirmés.
Or, contrairement à une interprétation courante, le principe de précaution n’est pas forcément un frein à la décision ou au progrès technoscientifique. En effet, comme le soulignait la CEST dans son document de réflexion sur l’utilisation de la science par les décideurs publics, le principe de précaution invite plutôt « à creuser davantage les problèmes, à orienter les recherches vers les zones d’incertitudes, à prendre en compte les savoirs tacites portés par différents experts et citoyens, et à considérer l’avis des citoyens concernant les problèmes ou les pistes de solution envisageables » (p. 46). Il ne s’agit pas de freiner l’innovation, mais d’intégrer aux décisions une réflexion sur les limites de nos connaissances et sur les zones d’incertitudes.
Dans la lettre évoquée plus tôt, les auteurs suggèrent plusieurs pistes d’action qui favoriseraient le respect du principe de précaution. Parmi celles-ci, on retrouve par exemple des propositions telles que :
- Prioriser des essais contrôlés sur le terrain pour chaque approche, afin d’évaluer leur efficacité, leurs impacts et leurs exigences opérationnelles dans un contexte réel;
- Assurer un suivi transparent des effets environnementaux, sociaux et économiques de ces technologies;
- Inclure des évaluations de leurs résultats par des tiers indépendants;
- Garantir la participation des différentes parties prenantes;
- Favoriser un plus grand partage des données et une plus grande collaboration scientifique internationale sur ce sujet.
En somme, les différentes propositions ci-haut n’invitent pas à freiner le déploiement de la capture et du stockage du carbone océanique, mais plutôt à bien l’orienter et l’encadrer. Si l’urgence climatique exige des actions rapides, celles-ci ne devraient toutefois pas être précipitées au détriment d’une évaluation rigoureuse des risques, d’un encadrement adéquat, et de mesures permettant à la fois d’assurer la responsabilité environnementale des différentes parties prenantes et de mobiliser la participation des citoyennes et des citoyens concernés par ces projets.
[1] L’alcalinité est la capacité de l’eau à neutraliser les acides.
![[Image] Shutterstock 2210339661](https://www.ethique.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/1ysog3gg_shutterstock_2210339661-scaled.jpg)
